Une femme sans influences
Tout le monde attendait Deux Jours, Une Nuit, Sils Maria ou Saint Laurent au palmarès des films français de Cannes. Contre-toute attente, de ces films oubliés du jury, il ne restait que Party Girl pour redorer le blason français (et l’inclassable Adieu au Langage de Jean-Luc Godard). Un film « sauvage, généreux et mal élevé » selon les mots de Nicole Garcia qui a honoré le film du prix de la Caméra d’Or, la récompense des meilleurs premiers films à Cannes. En soi, l’annonce de l’ouverture de la sélection Un Certain Regard par Party Girl avait déjà été une audace et une surprise certaine quand on sait qu’habituellement, ce sont des cinéastes bien confirmés comme Sofia Coppola, Gus Van Sant ou Steve McQueen qui ouvrent les festivités. Issus tous les trois de la prestigieuse école de la FEMIS à Paris, Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis incarnent pourtant dès leurs premiers faits d’arme l’espoir et l’avenir du cinéma français. Avant de se lancer dans la réalisation de ce premier long métrage, Marie Amachoukeli et Claire Burger réalisèrent d’abord trois courts métrages dont deux furent salués par la profession : Forbach, interprété par Samuel Theis, récompensé à Cannes par le Prix d’Ensemble de la Cinéfondation en 2008 et le Grand Prix du Festival du Court Métrage de Clermont-Ferrand ; C’est Gratuit pour les Filles est lui honoré du César du meilleur court-métrage en 2009, et les deux filles réalisèrent également Demolition Party en 2013, avant de se lancer dans la production de Party Girl inspiré de la vie d’Angélique Litzenburger, la mère de Samuel Theis.
Tourné intégralement dans l’Est de la Moselle, à la frontière allemande, Party Girl raconte le portrait d’une vieille fille qui a toujours vécu dans le milieu de la nuit et qui s’interroge sur l’absence de clients. Elle va directement frapper à la porte de son ancien habitué, Michel, pour lui demander des réponses. Il ne peut plus supporter de payer pour pouvoir l’aimer. A cet instant, les regards s’émeuvent, les yeux se baissent par gêne, les lèvres frétillent, les visages rougissent, et ils décident presque naturellement de passer un petit bout de temps ensemble. Jusqu’à ce qu’il la demande en mariage. Party Girl est un portrait formidable d’une femme épicurienne, ne pensant qu’à boire et jouer des hommes dans un milieu des plus fêtards et des plus impossibles à normer, le cabaret. C’est aussi un film à l’image d’une région oubliée par la France, cette Lorraine très ancrée dans sa culture germanophone et dont les dialogues voient s’alterner le charme de la langue française et la brutalité de la langue de Goetze, ce patois frontalier qui voit l’allemand et le français se confondre dans les repas de famille. Les trois réalisateurs du film ont su capter la vie, le folklore et les petits instants de cette région avec une telle justesse qu’il est impossible de ressortir de la salle sans ressentir une vive émotion, une sorte de frisson qui vous parcourt et vous renvoie loin dans le passé où les grands-parents vous appellent « Mein Schatzie » (mon petit chéri) et vous emmènent sur la route, voyant défiler les immenses paysages de l’ancienne cité minière qu’est le Bassin Houiller. Il y a une force, une sensibilité et une conviction implacable dans ce film. A l’instar de Forbach, Party Girl est le récit de toute une région, qui incarne malheureusement aujourd’hui le déclin économique, la vulgarité d’une région profonde et la colère de ses habitants, trahis par l’abandon des usines.
Mais si la Lorraine est un personnage à part, ce n’en est pas pour autant le cœur du film et ce dernier ne sert qu’à mettre en valeur ce personnage incroyable et atypique qu’est Angélique, un sacré brin de femme. Ce qui passionne littéralement avec ce film, c’est qu’il a été entièrement tourné avec des non-acteurs locaux qui jouent leurs propres rôles. Seul Michel, l’amoureux transi est interprété par Joseph Bour. Ce dernier a été déniché dans un café du commerce des environs de Forbach alors que l’équipe du film désespérait de trouver un acteur principal. Les réalisateurs avaient déclaré être charmés par l’authenticité du jeu d’acteurs, ne donnant de fait que très peu de consignes, aussi bien en français qu’en patois. Cette manière de travailler se ressent dans les scènes de fureur où les dialogues se muent brusquement en allemand, comme pour appuyer davantage les propos violents à travers ce langage brut. Ces trois-là ont su retranscrire avec brio la justesse et l’émotion de ces situations peu normales où les liens familiaux n’ont jamais été sur une corde aussi sensible. Angélique est une fêtarde, mère de quatre enfants qui n’a jamais vraiment pris le temps de s’en occuper, tout juste de quoi garder contact et rejeter tout reproche qu’on pourrait lui faire sur ses actes. Pour avoir discuté avec le frère de Samuel Theis et donc fils d’Angélique, celui-ci m’a confié que le tournage avait été très dur pour lui, ressassant un passé difficile à base de conflits familiaux et d’abandons maternels. C’est assez touchant de recueillir un tel témoignage. Et le film transpire ces problèmes familiaux, ces interrogations, ces non-réponses et ces déceptions de la vie. Party Girl va dans le sens de cette idée de la famille qu’on se coltine tout sa vie, d’une famille qu’on n’a pas choisie tout en nuançant cela à travers le prisme d’un lien familial indestructible, aussi indispensable qu’inexplicable. Tous les (non) acteurs sont venus présenter le film avec un vrai naturel, sans prétention et sans ambition aucune. Même les filles du cabaret étaient présentes pour soutenir la star Angélique, sous le feu des projecteurs. Car c’est bien Angélique la force de ce film. Un vrai portrait de femme à la française dont on pourrait aisément comparer la force et la conviction avec la Gena Rowlands de Une Femme sous Influence de John Cassavetes.
Pour capter l’ambiance de cette région avec un vrai souci du détail et de la vérité, les réalisateurs ont opté pour une mise en scène brute, au plus près des corps, et très proche du documentaire. Il y a une vraie immersion au sein de cette famille hors-norme, au sein de ces quelques instants de vies captés par l’œil discret et virevoltant de la caméra. On n’est jamais très loin de l’émission Strip Tease de France 3, la gratuité en moins et l’esthétique en plus. Au sein de cette région industrielle, Party Girl permet d’en découvrir les travers avec deux univers bien distincts. Le film débute sur un plan large d’Angélique, assise à un comptoir, sirotant quelques verres. L’obscurité l’entoure mais elle apparaît comme dans son élément. Quelques lumières colorées viennent animer la soirée, symbolisant cette frénésie du milieu de la nuit. Une séquence très électrique à l’inverse des plans de jour, au plus près des couleurs, qu’elles soient fades ou saturées. Et c’est cette authenticité qui fait tout le charme de Party Girl, œuvre de fiction sur le thème de l’amour, de la normalité et de l’engagement mais qui s’inspire de faits bien réels. Au-delà de cet aspect volontairement réaliste, les réalisateurs se laissent aller à quelques métaphores esthétiques lors de certains plans, comme celui où l’on voit Angélique emballer une poupée de papier journal et la ranger dans un carton. Elle range au placard toute une vie à aguicher les hommes. Elle regarde les montgolfières s’envoler, comme les rêves d’une vie qu’elle a voulue mais qu’elle n’aura jamais eue. Elle regarde son fils Samuel Theis avec une telle soutenance, avec une telle pitié. Mais ce dernier lui répond avec cette part de rationalité qu’Angélique a fui toute sa vie. L’existence ne se limite pas qu’à la frénésie des cabarets, à l’excitation d’une liberté relative et l’égoïsme d’une femme moralement condamnable. Samuel Theis joue avec conviction cet enfant qui a suivi sa route, loin de sa famille sans pour autant oublier ses origines. Etant le plus intelligent de la famille, les réalisateurs n’ont à aucun moment insister pour montrer cette distance entre classe sociale. Party Girl peut se ranger aisément dans la catégorie « cinéma social » mais jamais il n’est caricatural dans sa description des classes, au contraire seuls les liens familiaux importent au-delà des origines et des catégories socio-professionnels des membres. En ce qui concerne la bande-son de Party Girl, les réalisateurs ont opté pour une discographie d’artistes français interprétant certains tubes en allemand, apportant à nouveau une pièce à l’édifice de ce folklore lorrain, comme ce fameux morceau de Mike Brant que je vous laisse le plaisir de découvrir. Une des plus belles scènes du film. Les locaux reconnaîtront également quelques morceaux bien germanophones que l’on retrouve fréquemment dans les carnavals de la région.
Pas étonnant que le film ait un temps seulement été titré Angélique car cette Angélique-là est une vraie héroïne de cinéma. Ce même festival de Cannes où était présenté le film, voyait Marion Cotillard être une autre Wonder Woman des temps modernes dans le film des frères Dardenne « Deux Jours, Une Nuit », dans un contexte tout aussi social. Woman take the power back, et ce n’est pas cette résistante Angélique qui dira le contraire. A l’aube du repos d’une vie de plaisir et de décadence, Party Girl montre une Angélique dont la gamine de 14 ans qui trotte dans sa tête ne l’a jamais quitté et ne la quittera certainement jamais. C’est ça Party Girl, le récit d’une femme qu’on pourrait juger indigne mais dont la fierté est telle qu’elle provoque la sensation, et dont on ne peut qu’admirer sa liberté volatile, sa naïveté et son insouciance des choses de la vie. Une telle vérité dans le jeu des émotions de ces (non) acteurs forge forcément le respect. Sans prétention et sans artifice, le romanesque de cette histoire croise et s’entremêle habilement avec le documentaire donnant lieu à un film d’une authenticité, d’une justesse et d’une sensibilité épatante. Une véritable prouesse et une consécration pour le premier long-métrage de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis. Party Girl sera à n’en pas douter l’un des événements cinématographiques français de l’année.