Western calibré au millimètre par un réalisateur de génie constamment ivre sur le tournage

Il y a une différence entre la version de ce film qui était sortie en 1973,  qui fut diffusée contre l'avis de Sam Peckinpah, et celle-ci,  qui a été remontée par la Warner en 2006 à partir d'indications écrites avant sa mort en 1984. Elle est si énorme qu’on n’en revient pas. En 1973, ce qu'on avait vu était bizarre, une série de séquences sans liens entre elles, où des figures légendaires d’outlaws, de shériffs et de "cattle barons" se croisaient, se heurtaient, se tiraient dessus, sans que cela ait beaucoup de sens ou d’intérêt. Je pensais alors que cet opus fut une embardée incohérente du grand Sam et tant pis.

Or la version tardive, remontée selon le voeu de Peckinpah, est superbe. Le scénario s’inspire de la vraie histoire de la "Lincoln County War » qui eut lieu aux alentours de 1878 au Nouveau Mexique, dont un des éléments est la traque de Billy le Kid. Il était un outlaw de la bande historique des « Regulators", pourchassé par Pat Garrrett, lui aussi un bon tueur mais plus tard devenu shérif aux ordres du grand éleveur Chisolm (Chisum) et du gouverneur de l’Etat. Le scénario infléchit peut être la réalité : la poursuite de l’un par l'autre résulterait de la torsion tardive d'une amitié qui aurait été très forte entre les deux hommes d’âges différents. Elle aurait été mise à mal à la fois par le vieillissement de l’un, le shérif (joué par James Coburn, peut-être son meilleur rôle au cinéma) désireux de se ranger après avoir été hors la loi, et par la revendication libertaire assumée par le plus jeune (joué par Kris Kristofferson) dont les tirs meurtriers ne se dirigent pourtant pas seulement vers les puissants mais aussi vers des innocents sur son chemin, comme cela arrive aux "robins des bois" dans la vraie vie. 

C'est dans cet entrecroisement de causes affectives et narcissiques que le fossé entre eux s’aggrave. Tandis que le shérif est enrôlé par Chisholm (joué par Barry Sullivan), qui est ici l'archétype du notable qui impose aux politiques son interprétation de « la loi et l’ordre », le jeune Billy the Kid surenchérit en ciblant le bétail et les hommes de main de ce très riche éleveur. Pour survivre ou obtenir une place au soleil malgré son âge qui avance, le shérif se laisse dominer psychologiquement par sa traque acharnée et empreinte de culpabilité. Quant au poursuivi, il est soumis à son propre entêtement suicidaire de garder une liberté et un anticonformisme de jeunesse, lesquels sont en fait impossibles à tenir dans la durée. 

On dirait bien que les deux facettes de la vie de Sam Peckinpah - celles qui ont raccourci la sienne - sont ici à l’écran, clivées et projetées dans les deux anti heros qui se combattent.

La musique de Bob Dylan et ses ballades accompagnent les péripéties. Le chanteur joue un vrai rôle dans cette version remontée. Même si son personnage, nommé Alias, reste métaphorique, il est incarné dans de vraies actions et interactions - alors que ses apparitions dans la précédente version semblaient gratuites et même ridicules, comme s’il faisait tout seul le choeur antique dans une tragédie. 

La galerie de seconds rôles est attractive : Charles Martin Smith est un jeune écervelé qui mourra avec panache lors d’un assaut ; Matt Clark joue un deputy abattu dans le dos ; Harry Dean Stanton n’arrête pas de céder son lit à Billy le Kid ; Luke Askew a un visage si pâle qu’on est étonné qu'il survive à la fin ;  R.G. Armstrong est un gardien de prison à la haine forcenée ;  Jason Robards est le gouverneur Lew Wallace (celui là même qui écrivit Ben Hur !) ; Chill Wills est un tenancier qui expose sa bedaine mais qui a aussi de l'épaisseur ; Richard Bright est celui qui sera le garde du corps du Parrain II ; Emilio Fernandez (« El Indio »,qui fut le général Mapache dans "la Horde sauvage", en plus d’être un des plus grands directors mexicains, et le modele qui posa pour la statuette des Oscars) est ici un doux paisano ; Slim Pickens et Katy Jurado brillent tous les deux dans un séquence d’attaque à l’aube à couper le souffle ; Jack Elam est évidemment abattu en duel mais comme un gunslinger philosophe et désabusé et non comme le psychopathe habituel ; Gene Evans est un fermier qui n’a pas peur des tueurs qui s’invitent à sa table ;  L.Q. Jones a pour une fois un rôle de second couteau loyal, à la Richard Boone ; Richard Jaeckel est un shérif alcoolique avec un catogan ; et Paul Fix joue un hôtelier aveugle.

A chacun d’eux, figures souvent interchangeables dans les westerns au point d’en devenir presque anonymes, Peckinpah donne la possibilité de faire une composition singulière qu’on n’oublie pas. Le montage est fluide, la narration limpide, la progression et le rythme excellents, l’arrière-fond historique est clair, simplifiant les péripéties de la « Lincoln County War ». La vraie histoire est toujours bien plus compliquée en vrai qu’au cinéma et souvent les films nous déçoivent par une réduction abusive des enjeux mais ici la simplification nous aide à la comprendre et elle est donc bienvenue. Les dialogues sont parfaits et les images de Coquillon sont magnifiques, surtout à l’aube et au crépuscule.

Il paraît que Peckinpah était constamment ivre sur le tournage : a contrario cela confirme  son génie puisqu’il a réussi son film qui semble calibré au millimètre. Sans doute son inconduite fut-elle le prétexte pour qu’un des producteurs accapare les rushes et en fasse son propre montage, qu'il diffusa en 1973 comme un film d’action sans queue ni tête. Cela explique sans doute la colère envers les producteurs, légitime et continue jusqu’à sa mort, qui habitait Peckinpah. Il essaya même, parait-il, d’engager des tueurs pour régler son compte au producteur abusif, et en fut dissuadé in extremis par ses amis, encore nombreux à l’époque - mais même cela n'allait pas durer.

Michael-Faure
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le 19 oct. 2024

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