Yórgos Lánthimos appartient à cette catégorie de cinéaste dont on attend toujours le prochain pitch avec une excitation curieuse. Son univers décalé, mêlant le surréalisme aux angoisses contemporaines, dépeint la plupart du temps des univers aux tendances dystopiques, où la folie des protagonistes semble contaminer les règles de la logique.
Il est intéressant de constater l’évolution de son cinéma, depuis ses débuts en Grèce jusqu’à ce Pauvres Créatures. Alors que l’étrangeté se logeait davantage dans l’intime ou les comportements décalés de personnages vivant à la marge (Canine, Alps), le surnaturel a commencé à faire son irruption (Mise à mort du Cerf Sacré) et prendre des proportions systémiques (The Lobster). La parenthèse presque sage, mais toujours aussi bouffonne de La Favorite occasionnait un détour vers le film historique qui semble avoir inspiré le cinéaste, de retour avec un conte victorien adapté d’un roman écossais. Pauvres Créatures synthétise bon nombre de ses obsessions : les déviances d’un patriarche transformant son entourage en un champ d’expérimentation, les transformations et hybridations, le tout dans un traitement burlesque qui, par l’avilissement et une certaine forme de comique décapant, va traquer les faiblesses et les indestructibles beautés de l’être humain.
La différence majeure de ce nouvel opus réside dans son travail formel : Lánthimos, qui s’était déjà frotté à l’exercice sur La Favorite, ne désire plus cantonner l’incongruité à l’écriture. Celle-ci doit irriguer l’ensemble du projet. Son récit historique va ainsi se parer des atours de l’esthétique rétrofuturiste, dans des décors bigarrés qui semblent directement issus d’une bande-dessinée où toute la direction artistique mêle le romantisme noir d’un Frankenstein à des inventions steampunk, les prises de vues multiplient les fisheyes déformants, tandis que la musique, stridente ou dissonante, ne cesse de souligner à quel point tout ce qui nous est offert transpire la singularité. Étonnant palier atteint par un cinéaste qui semble entreprendre un chemin régressif, où il s’agirait d’être de plus en plus ostentatoire.
Il faut pourtant bien reconnaître au film un intérêt qui outrepasse l’agacement suscité par ces vaines fanfreluches. Ce singulier personnage où cohabite le cerveau d’un nourrisson et un corps d’adulte génère un conte philosophique qui n’est pas sans charme. Au-delà des thématiques attendues sur la contradiction nature/culture, la satire d’une société guindée face à la folle spontanéité d’une ingénue, le récit prend des directions qui permettent rapidement de dépasser la naïveté d’une fable qui reprendrait le profil de Leeloo dans le Cinquième élément.
Le film est évidemment un écrin pour la folle énergie d’Emma Stone, qui trouve enfin un rôle où combiner expérimentations et prises de risque. La mimétique de l’enfant en apprentissage, la gestuelle mal maîtrisée et l’épanouissement progressif d’un regard dévorateur de curiosité sur le monde relancent un récit qui ne limite donc pas à des effets de manche. Le portrait qui en découle, puissamment féministe, n’évite pas quelques bavardages (les dissertations très littéraires avec le cynique, par exemple) et démonstrations didactiques, mais sait tirer parti d’un film dont la longueur se nourrit d’une véritable densité narrative - même si les derniers développements restent un peu plus convenus, Récit initiatique sexuel dont on appréciera la franchise frontale, exercice contrarié de la liberté et de l’émancipation, Pauvres Créatures sait insuffler au conte un puissance viscérale et une contestation punk salutaires, merveilleusement synthétisées dans une scène mémorable de bal en roue libre. De quoi excuser les forfanteries formalistes d’un réalisateur ayant peut-être un peu trop fusionné avec l’immaturité de son personnage.