Ma première impression fut "putain, c'est parti pour une claque". Image en noir et blanc, traitement graphique réussi, gueules d'acteurs parfaites (Willem Dafoe couturé de partout), inventivité débridée et Emma Stone en créature du Dr Frankenstein traînant la patte, un régal. L'ambiance XIXe ne dure que le temps nécessaire à Emma pour décider de prendre sa liberté (et son pied), s'enfuir avec un vil séducteur et découvrir le monde dans une croisière (s'amuse). Et paf, nous voilà dans le XXIe.
Emma découvre le monde et s'indigne. Contre tout, contre rien, c'est une enfant sans aucune culture ni référence. D'abord, elle s'interroge sur les rapports homme/femme, la place du sexe dans la vie sociale, les tabous, l'hypocrisie, la domination masculine (rappel : toute l'histoire se situe dans un XIXe imaginaire). Et la réponse est… qu' Emma a le droit de prendre son pied. Magnifique captation de l'esprit du temps, c'est un vrai petit tuto Youtube sur la sexualité ! Mais la condition féminine ? Les suffragettes ? Pffft, connais pas. Ça doit être trop compliqué.
Lors d'une escale au Caire, les questions d'Emma prennent de l'ampleur quand elle découvre la misère, les indigents, les enfants blessés, malades, orphelins… Brave fille, elle donne tout ce qu'elle peut à des petits malins qui vont évidemment tout garder. C'est ballot. C'est surtout très ballot quand elle ne voit pas les destructions qui sont évidemment le résultat d'une conquête coloniale énergique. Mais elle n'est guère aidée par le film qui ne suggère cela que par un traveling arrière.
Entendons-nous bien : le film est agréable, c'est bien foutu, pas de problème. Ce qui me gêne, c'est qu'il rate plein d'occasions, plein de sujets pour rester au niveau zéro d'une Emma ignare et inconsciente du monde. Elle est forcée de se prostituer ? Pas de problème ! Les conditions de travail, l'hygiène, les malades, les violents, l'abattage, l'exploitation éhontée des prostituées ? Elle passe à travers ! Même Pretty Woman, qui présentait les prostituées sous un jour glorieux et simpliste, n'avait pas osé y aller aussi fort.
Et puis il y a le plus beau raté, celui de la nature d'Emma. J'essaye de ne pas spoiler, je ne vais pas être trop précis, mais j'ai trop le célèbre "Luc, je suis ton père" en tête pour ne pas en parler. Mère et fille, Emma est LA femme absolue. Le sujet idéal de n'importe quelle réflexion sur la femme… et l'objet de zéro réflexion dans le film. Tout juste a-t-elle droit à une vision pragmatique d'elle-même. Un tel niveau de pragmatisme aurait pu servir à casser tous les codes de la société bourgeoise coincée (et assez caricaturale) dans laquelle elle évolue, il y a avait de quoi s'amuser. Mais… non. La seule transgression sera la transformation finale de son ex-mari, c'est drôle, mais c'est insuffisant.
C'est un bon film, c'est bourré de bonnes idées, de traitements visuels innovants, sans temps morts et extrêmement rafraichissant. C'est bien joué, bien décoré, bien filmé. Mais c'est aussi un film qui ne va pas au bout de ses idées (même pas au début) et qui a tellement peur de choquer le spectateur que rien n'est développé. Quand le mot socialisme est prononcé, j'ai eu un espoir. Mais il n'est prononcé qu'une fois et je suis ressorti en me disant "dommage".