C'est un bien étrange film que ce Pays de Cocagne dernier film de Pierre Étaix qui sort sur les écrans en 1971 et qui viendra presque sceller le destin du réalisateur suite à un accueil critique et public assez désastreux. Il faut bien reconnaître que ce film documentaire n'est pas très aimable à regarder et que les intentions de départ du cinéaste peinent à pleinement s'exprimer sur l'écran laissant un sentiment étrange et amer en bouche.
Dans la France post soixante-huitarde Pierre Étaix décide de suivre sa compagne Annie Fratellini lors d'une tournée des plages organisée par Europe 1 avec une sorte de radio crochet pour chanteurs et chanteuses amateurs. Le réalisateur dont c'est le premier documentaire décide alors de filmer la France de l'époque et de confronter ces concitoyens aux idéaux déjà perdus de mai 68 en fustigeant la société de consommation repartie de plus belle (c'est du moins l'intention de départ)
Pays de Cocagne est un film qui au départ voulait donc tirer à boulet rouge sur une France qui n'aura rien retenue ni gardée des révoltes de mai 68 replongeant dans un quotidien médiocre et gangrené par la société de consommation. Pierre Étaix va donc s'amuser à interroger les participants de ce fameux radio crochet mais aussi les estivants qu'il croise sur différents sujets de société le tout en filmant avec férocité, voir cynisme et méchanceté plages bondées, défilés de majorettes, jeux de villages à la con et caravane publicitaire du tour de France. Le comique recherché par le réalisateur se fera par le biais d'un montage qui s'amusera souvent à créer des travers humoristiques plus ou moins heureux entre les chansons et réponses des différentes personnes interrogées et les images en décalage avec le propos. Quand le film évoque la libération de l'érotisme, l'image nous montre des hommes et des femmes se dissimulant pudiquement derrière des serviettes pour mettre leurs maillots de bain et/ou de manière un peu plus méchante des corps vieux, flasques et obèses se baladant sur les plages. Il sera d'ailleurs beaucoup reprocher à l'époque à Pierre Étaix d'avoir caricaturé avec une certaine condescendance les classes populaires et il est vrai que le film semble parfois un peu complaisant à filmer les bouches édentées, les corps gras et les comportements médiocres des beaufs en vacances avec les doigts dans le nez. Peut être un peu en avance sur son époque Pierre Étaix préfigure ce qui se fera plus tard dans la caricature bête et méchante avec notamment Reiser et sa BD Ils Sont Moches. Pierre Étaix utilise aussi cette dynamique du décalage comique entre l'image et le son en illustrant les paroles des chansons proposées par les participants de ce radio crochet avec des images qu'il a clairement choisi lors du montage. C'est parfois un peu léger et facile comme lorsque qu'une participante chante : " Qu'il est doux de sentir la brise qui vient du large " illustré par une image des chiottes du camping et parfois un peu plus problématique et douteux comme lorsque les paroles du Nuit et Brouillard de Jean Ferrat servent à illustrer la surpopulation concentrationnaire des campings et que les paroles " Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage " est illustré par des voitures dans une casse automobile dans un rapprochement franchement casse gueule.
Si Pierre Étaix s'amuse à montrer quelques spécimens qui chantent comme des casseroles, c'est selon lui pour dénoncer la méchanceté du procédé de livrer des interprètes amateurs une vindicte populaire digne des jeux du cirque, c'est pourtant ce qu'il perpétue lui même à travers l'image en livrant leur prestation ridicule aux quolibets et aux rires des spectateurs de cinéma. Quant aux avis livrés par les différents intervenants sur l'érotisme, la publicité, les hommes sur la lune, la télévision, le rire, les vacances Etc … on est plus proches des discutions de bar PMU que du café philosophique avec quelques perles très vieille France comme : "L'homosexualité c'est quand même la maladie du siècle " ou " Il faut que les gens partent avec leurs gosses parce que quand ils ne sont pas là ils ne savent plus à qui donner des taloches et ils s'emmerdent". La radiographie de la France vacancière post soixante-huitarde tourne donc un peu court tant la volonté de charge féroce du réalisateur semble parfois même parasiter la véracité du propos. En tout cas il est bien difficile de percevoir la moindre tendresse et compassion de Pierre Étaix pour les gens qu'il filme souvent avec crudité et méchanceté.
Le film s'ouvrait pourtant sur une séquence burlesque et poétique durant laquelle pour illustrer les 40 kilomètres de rushs que le réalisateur a du organiser et monter, on le voit se faire attaquer par des monceaux de morceaux de pellicules et se débattre contre elle afin de livrer son film. Pour le reste il est très difficile de savoir si la férocité un peu crasse du film ne finit pas effectivement par desservir son propos dans un forme de condescendance assez désagréable sur la longueur.
Œuvre suicidaire qui mettra un point final à la carrière de réalisateur de Pierre Étaix , Pays De Cocagne reste une fascinante et désagréable radiographie d'une certaine France d'après mai 68. Le plus difficile à accepter dans la caricature c'est quand elle prend la forme et le trait du cinéma vérité, nous renvoyant alors toute notre sinistre médiocrité à la figure.