Gene Tierney en couleurs je ne pouvais manquer cela, John M. Stahl dépeint l’actrice dans un cadre mélo-dramatique où elle sera l’incarnation de la femme vénéneuse, artificière d’un long et lent déploiement cruel et funeste, sous le visage doux et angélique de Ellen se cache autre chose, un fond bien plus sombre et machiavélique que ce pauvre Richard va connaitre à ses dépends.
Leur rencontre se déroule dans un train, lui est écrivain, elle lisant son livre, face à face, leurs regards se croisent, le premier élément troublant c’est qu’elle ne semble pas le reconnaitre, et le plan va jusqu’à mettre en évidence son portrait en quatrième de couverture, elle lui dit qu’il ressemble à son père, lui, amusé, répond qu’elle a les traits de sa mère, commence alors l’éclosion d’un amour fou, presque impersonnel, sous le signe de la possessivité progressive. Le réalisateur prend bien le temps d’instaurer cette atmosphère hypothermique, de la douceur des réveils énamourés du couple à ce regard glacial empli de jalousie de Ellen, une fois le mariage consommé tout s’accélère et cette dernière a bien compris que son idylle faisait face à des distractions diverses, entre Danny le petit frère de Richard et sa propre soeur Ruth qu’elle voit comme une rivale directe. Son caractère si délicat et espiègle change alors du tout au tout, le climat devient de plus en plus troublant et malsain, l’air est à couper au couteau dans ce chalet au bord de mer …
Stahl met en scène plutôt intensément ce plan sinistre, Gene Tierney, dont le jeu reflète admirablement l’ambivalence de son personnage, brille totalement, jusqu’à presque éclipser le reste du casting mise à part peut être Cornel Wilde qui dans la peau de cet homme amoureux sujet au doute face aux événements étranges et tragiques qui vont se succéder, leur couple fonctionne à l’écran et inspire des sentiments contrastés, là où toutes ces petites contrariétés paraissant désuètes peuvent invoquer les pires conséquences. La montée vers la folie se mesure au degré obscur des lueurs de prunelles de Ellen, tout se ressent très habillement, la narration ne se perd pas dans un flot de palabres didactiques sur les enjeux des relations amoureuses, le rythme est à ce niveau hautement cohérent, Stahl orchestre cette histoire romanesque comme un thriller dévoilé, et c’est ça qui est très intéressant, sans avoir lu le synopsis le spectateur peut allègrement s’attendre à un autre film, clairement.
[Petite zone de spoilers]
Personnellement il m’a donc surpris, même si il faut avouer que la maitrise du suspense montre quelques failles de temps à autres, Stahl n’est pas Hitchcock, et on le constate allègrement dans la dernière partie où le dénouement, certes malin, est un peu décevant dans le sens où la relation en parallèle entre Richard et Ruth semble avoir été presque trop mise de côté durant une partie du long métrage, le dernier plan ne marche pas très bien à mon sens, toute la séquence du tribunal se veut être un accélérateur paraissant comme un raccourci pour provoquer cette résolution, mais tout cela est malheureusement trop tardif, bien que tout à fait captivante, d’où cette légère frustration.
"Leave Her to Heaven" est une romance mélo-dramatique avec des codes de thriller imprimés dans un climat glaçant où Gene Tierney, magnifique, en est le symbole même, tout en nuances dans la peau de ce personnage complexe et aliéné. Une histoire d’amour torturée où le jeu de piste se révèle séduisant nivelé d’éléments parfois surprenants et inquiétants. Et même si le film montre certaines limites dans sa construction il n’est à n’en pas douter un très bon moment de cinéma.