La vie à coups de javel
Perfect Days version Wim Wenders, c’est la chanson au singulier de Lou Reed, sans l’âpreté de la voix de Lou Reed, sans l’ambiguïté de son “You’re going to reap just what you saw”, geste de...
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Perfect Days version Wim Wenders, c’est la chanson au singulier de Lou Reed, sans l’âpreté de la voix de Lou Reed, sans l’ambiguïté de son “You’re going to reap just what you saw”, geste de subversion sociale et esthétique, qui insuffle à une simple chanson d’amour une dimension tragique (la mort proche annoncée par cette phrase lugubre) sur un sujet, particulièrement à l’époque de sa composition, tabou (l’addiction à l’héroïne).
Non, Perfect Days sauce Wenders, c’est le pinacle d’un cinéma petit-bourgeois (à prendre sans connotation péjorative), d’un petit-bourgeois biberonné à la contre-culture musicale des années soixante, soixante-dix, et qui la régurgite à tout bout de champ sans arriver à en capter la puissance.
Tellement imprégné de cette contre-culture, maintenant tristement érigée en culture officielle et dévitalisée, qu’il ne peut pas tout à fait assumer de faire un cinéma petit-bourgeois, confortable. Il lui faut injecter une dimension sociale à son film, une caution ; sinon comment justifier (au monde, mais surtout à sa propre conscience) cette débauche de moyen humains et techniques qu’est un film ? Ce que je décris là est assez facilement vérifiable, on l’observe beaucoup dans les festivals de court-métrages amateurs en particulier, ou les premiers long-métrages de jeunes cinéastes, qui ne peuvent s’empêcher d’introduire au forceps une thématique politique à leurs tentatives filmiques (Astier, récemment président du Nikon Film Festival, en parlait très bien dans une vidéo trouvable sur Youtube).
La caution de Wim sera Hirayama, étrange créature chimérique née de l’étroitesse d’esprit de son créateur. Hirayama est un prolo, Wim se donne du mal à nous le prouver : agent d’entretien dans les toilettes de Tokyo, nous aurons droit à de nombreuses séquences décrivant la mécanique de son métier, et qui constituent d’ailleurs sans aucun doute les temps forts du film. Il y a quelque chose d’intrinsèquement passionnant à voir quelqu’un faire bien son métier, et le moins qu’on puisse dire c’est que c’est le cas d’Hirayama.
On pourrait presque l’envier, ce brave travailleur consciencieux : les toilettes qu’il nettoie sont surprenamment instagrammables ! Mis à part les quelques détritus papiers qui jonchent occasionnellement leur sol, on pourrait même dire qu’ils sont immaculés – son jeune collègue, un peu maladroit et grande-gueule mais quand même touchant, mentionnera pourtant qu’il trouve souvent du vomi lorsqu’il est du roulement du matin ; heureusement pour nous autres gens de vertu, Wim aura la bienséance de ne jamais confronter le spectateur à une telle bassesse ! Ici, exit les traces de merde collées à la cuvette, les petits accidents de visée sur la lunette, le dégueulis du fêtard intoxiqué ; les toilettes de Tokyo sont d’une propreté clinique (sans doute cela s’explique par la politesse légendaire du peuple nippon !).
De la même manière qu’il relègue toute la contre-culture musicale, qu’il cite jusqu’au ridicule, à un misérable petit fétiche de collectionneur nostalgique par le biais de l’objet K7, Wim aseptise – et donc dévitalise – le métier de Hirayama.
Car Hirayama est un prolo, il fait un métier de prolo ; seulement, Wim fait ce film avant tout pour lui. « Comme tout cinéaste ! » m’opposera-t-on à raison, sauf que le cinéma de Wenders est un cinéma d’adolescent, mal dans sa peau, qui n’assume pas ses poussées d’acné, et voudrait les lisser sous un petit coup de crème hydratante infusée aux huiles essentielles. Le prolétaire-protagoniste est alors violenté par son créateur qui est bien décidé, malgré lui, à faire un film de bourgeois, et à extirper toute vitalité, toute pénibilité de ces jours parfaits : Hirayama se retrouve écartelé entre sa condition sociale théorique et l’impossibilité matérielle de son existence. Fier propriétaire d’une maison dans la banlieue proche de Tokyo (une ville où le prix de l’immobilier ne cesse de grimper), il occupe son existence solitaire par le jardinage, la collection de K7 vintage, la lecture de bouquins achetés dans des boutiques d’occasions et la photographies argentiques. Sans doute quelques-uns des hobbies les plus prisés d’une branche branchée de la petite-bourgeoisie artistique contemporaine ; mais si, si, Hirayama, existe, c’est un vrai personnage !
De la même manière, bien sûr que lui est nettoyeur de chiottes, tandis que sa sœur, lorsqu’elle viendra récupérer sa fille, débarquera dans une BMW conduite par un chauffeur. Bien sûr, la reproduction sociale, les déterminismes, tout ça, au fond, ce sont des mythes, c’est affaire de tempéraments ; la sœur de Hirayama s’est choisie une existence de riche, et lui s’est choisi une existence de pauvre, pleine de simplicité, voilà tout !
Au fond, les errances solitaires de Hirayama sont surtout celles d’un touriste, celle de Wenders lui-même qui s’autorise un caméo signifiant dans le magasin de K7. C’est sans doute pour cette raison qu’il a choisi le Japon, un pays dans lequel il n’a aucune attache, dans lequel il n’est pas ancré socialement. Il est pareil à cette touriste qui interroge Hirayama sur le fonctionnement insolite des toilettes à vitres teintées, et il peut lui aussi s’émerveiller jusqu’à en rire à gorge déployée de ces petites singularités de la terre nipponne. (Je note sans développer la manière dont beaucoup de cinéastes qui, comme Wenders, font un cinéma bourgeois sans oser l'assumer tout-à-fait, vont avoir tendance à prendre le point de vue d'un prolétaire marginal - Philipps avec son Joker, par exemple - dont la marginalité les dispenserait, espèrent-t-il, de restituer fidèlement les conditions de vie).
Mais ce n’est pas le cas d’Hirayama. Hirayama n’existe pas, ne peut pas exister. Pas plus que Aya (dont j’ai dû vérifier le nom), pas plus que la nièce d’Hirayama – on pourrait sans doute consacrer une étude complète à l’incapacité de Wenders à écrire des personnages féminins, de Natassja Kinski désagréablement pin-upisée dans Paris-Texas, en passant par l’acrobate fétichisée des Ailes du désir, jusqu’aux personnages sus-cités de Perfect Days). Perfect Days est un film abstrait, maladroitement abstrait, car il est incohérent, il ne s’assume pas. Il prétend vouloir sublimer les choses simples et extravagantes de l’existence quand en vérité il évite à tout prix une confrontation avec le réel, transforme toute subversion en inoffensif gadget nostalgique (la nostalgie consistant en une mise à distance). Perfect Days voudrait être une ode poétique à la marginalité, mais il ne se rend même pas compte qu’il trahit, par tous ses procédés, la volonté émancipatrice d’un Lou Reed ou d’une Patti Smith, qui furent à leur époque révolutionnaires pour avoir ramené du sale, du réel, dans une industrie trop codifiée et aseptisée au nom de la commercialisation, et que ce faisant, il devient un film profondément réactionnaire et régressif. Un film égoïste qui n’aura même pas le mérite d’être plaisant à regarder.
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le 16 déc. 2023
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