La vie à coups de javel
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le 16 déc. 2023
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Perfect days prend le parti de nous présenter le quotidien, a priori ni passionnant, ni enviable, d’un nettoyeur de toilettes publiques à Tokyo, nommé Hirayama. On s’attendrait à ce que ce quotidien, par sa répétitivité, sa platitude, et de plus par la tâche dégradante à laquelle il est sans cesse ramené, paraisse irrémédiablement ennuyeux, dévalorisé, quelconque voire pire. Or il n’en est rien, et contre toute attente le film est une ode au quotidien. Hirayama, sans aucun doute, est heureux. Alors même que le film nous présente ses journées s’enchaînant, toutes les mêmes à quelques détails près, et jusqu’à ses rêves qui ne font que répéter et mélanger ses expériences diurnes, il ne semble pas exaspéré par son quotidien, au contraire. Regardons ce qui caractérise la vie de Hirayama : journées de travail répétitives, mais application méticuleuse . Un temps considérable du film nous montre Hirayama, le matin, arroser ses plantes ; cueillir des boutures et les replanter chez lui ; interagir avec un barman qui le reconnaît dès qu’il arrive. Ses gestes sont assurés, sa vie bien ordonnée, et chaque action de sa vie quotidienne, chaque moment passé à telle ou telle activité semble s’intégrer dans une vie harmonieuse. En bref : il appartient à son monde, il est ancré dans son monde, il y est à l’aise car celui-ci lui est pleinement familier ; en d’autres termes, tout se passe comme si il s’était pleinement approprié son monde objectif. Si le film s’était arrêté là, nous aurions pu l’interpréter comme une espèce de carpe diem, une apologie du présent, ou du moins une invitation à le vivre pleinement : « next time is next time ; now is now ».
Seulement voilà : le film ne s’en tient pas là. Cette harmonie se trouve en effet brisée à plusieurs reprises vers la fin du film, ou tout au moins mise en danger. Quand la nièce de Hirayama fugue et vient vivre chez lui, il s’adapte tant bien que mal à son arrivée ; mais il ne parvient à contenir ses larmes lorsque sa sœur revient la chercher, et qu’il ne sait que dire, ni que faire. Le lendemain, son collègue de travail déserte sans prévenir, le laissant seul avec une quantité double de travail. C’est à cette occasion que, pour la première fois du film, Hirayama s’énerve contre ses supérieurs, rentre chez lui épuisé, et n’a pas le temps de lire (son rituel avant de dormir) avant de s’écrouler de sommeil. Ces événements marquants, ces expériences négatives, semblent toutefois finir absorbées dans la répétition des jours et des travaux, de sorte qu’ils s’oublient assez vite : la conscience confuse de la problématicité de sa situation, Hirayama l’efface rapidement, il passe à autre chose.
Sans en avoir l’air, Perfect days est pour l’essentiel une utopie, alors même qu’il prétend se placer à hauteur de vie humaine, immanent à son sujet. D’une part, des aspects essentiels de la domination et de l’exploitation y sont masqués : Hirayama ne semble pas dépassé ou épuisé par son travail, ni en conflit avec ses supérieurs. Son collègue de travail apparaît simplement comme un jeune homme frivole, qui court après l’argent et les femmes. L’humiliation qu’il subit du fait de son travail est à peine thématisée dans les rapports qu’il entretient avec la jeune femme qu’il courtise. D’autre part, Hirayama ne vit pas dans le même monde que les autres, si l’on veut bien admettre que le monde n’est pas une totalité géométrique, mais un « monde ambiant ». Hirayama ne vit pas avec ses contemporains : il écoute des vieilles cassettes de Lou Reed, prend des photos en argentique. Il est attaché à tout un espace propre qu’il parvient à habiter comme aucun autre personnage du film ne semble pouvoir le faire. Son quasi-mutisme, plus qu’un authentique refus du bavardage, est aussi une mise à distance de ses interlocuteurs. Mais la seconde moitié du film, dans un coup de force, parvient à montrer la fragilité de l’utopie dans laquelle s’est réfugié Hirayama. Cette fragilité se montre, selon nous, dans l’expérience double que Hirayama fait de l’aliénation.
D’une part, son aliénation transparaît lorsqu’il se trouve, momentanément, séparé du monde dans lequel il habite. Sa journée de travail la plus épuisante le met à distance de son monde : la fatigue intense qu’il s’inflige ne lui permet plus d’avoir ce rapport affectueux qu’il a habituellement avec tout ce qui l’entoure. Son aliénation, en ce sens, c’est la séparation de ses objets. Mais d’autre part, et surtout, l’aliénation apparaît dans son rapport avec les autres, ou plutôt dans l’impossibilité de son rapport avec les autres : il ne parle presque pas, est impuissant face au départ de sa nièce, et n’osera jamais déclarer sa flamme à la propriétaire de son restaurant favori. Car si lui vit dans son monde ambiant, les autres, eux, vivent aussi dans le monde commun, celui d’un temps et d’une société donnée (ici, le Tokyo du 21e siècle). La vie quotidienne « idéale » qu’il s’est élaborée est un espace clos, non seulement bien délimité (il admet que le fleuve qu’il traverse tous les jours débouche jusqu’à la mer, mais refuse d’aller jusqu’à son embouchure avec sa nièce), mais aussi isolé : il est incompris, voire méprisé par sa sœur. On le dit parfois sage, mais on l’imagine volontiers un peu idiot. Car l’on ne se désaliène pas seul, ou pas impunément : l’aliénation est avant tout un phénomène déterminé historiquement et socialement, et l’utopie que Hirayama s’est créée ne peut être, à terme, qu’un îlot solitaire au mieux, qu’un échec au pire.
Créée
le 16 mai 2024
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