Un mal innommable de cruauté s'abat sur l'espèce humaine: celle-ci perd progressivement ses facultés sensitives. De ce postulat apocalyptique classique, le cinéaste David McKenzie développe un récit qui se démarque du tout-venant par ses parti-pris anti-spectaculaires.

La dimension programmatique du scénario est, paradoxalement, sa plus grande qualité: elle joue pleinement en faveur du film, qui puise sa puissance mélancolique de cette fatalité terrifiante. Ici, pas de recours aux facilités habituelles: les clichés du genre sont évincés (la recherche d'un vaccin, le personnage qui doit sauver sa famille, le happy-end), et les tenants et aboutissants de l'histoire sont rapidement exposés aux spectateurs. Superbe pari d'un récit en ligne droite qui ne dévie jamais de la trajectoire qu'il s'est imposé.
Les origines du virus et ses moyens de propagation ne sont jamais explicités: c'est un pur fait qui s'impose. Son aspect terrifiant réside dans la manière dont les populations sont touchées, autrement dit presque simultanément aux quatre coins du globe, comme si l'Homme en tant qu'espèce était atteint dans le fonctionnement même de son organisme par une sorte d'aberration physiologique (la perte d'un sens est toujours précédée d'une crise). Perfect Sense est aussi remarquable et singulier dans sa manière d'appréhender un argument de film apocalyptique comme moyen de réactiver une foi presque idéaliste en l'être humain, et ses fabuleuses capacités d'adaptation face à l'inéluctable. "Life goes on..." Et l'amour de devenir le dernier rempart contre la dépossession de soi: les corps peuvent encore ressentir leur proximité, leur chaleur mutuelles, par-delà l'absence de vue, d'ouïe, d'odorat, et de goût. Ils sont le dernier témoignage de la présence de l'autre. Dans ce contexte, les deux interprètes principaux forment un couple particulièrement touchant.
Alors comment se fait-il que, malgré ses qualités indéniables, Perfect Sense n'emporte finalement pas l'adhésion?
Tout simplement parce que la mise en scène n'est jamais à la hauteur. La faute au manque de caractère d'un cinéaste qui, prisonnier d'un sujet trop grand pour lui, ne parvient pas à rendre justice à un scénario prometteur. Au mieux, il fait oeuvre d'une illustration plate et sans idée. Au pire, il se vautre dans l'esthétisation indigente. Les enjeux sensitifs du scénario ouvraient à de passionnantes réflexions esthétiques. Comment retranscrire une sensation de perte physique? Ou, du moins, comment trouver des équivalences en cinéma? McKenzie use des effets attendus: absence de son quand les personnages deviennent sourds, flou quand ils commencent à perdre la vue, écran noir quand ils la perdent totalement. Le problème, c'est qu'il ne dépasse jamais cette application très scolaire, et, pour remédier à son flagrant manque d'inventivité, se sent obligé d'avoir recours à des béquilles artificielles (voix-off la plupart du temps inutile, musique d'une lourdeur épuisante). Comme si cela n'était déjà pas suffisant pour plomber son film, le cinéaste se mutile encore davantage avec des effets minables (il y a un plan, d'une laideur inqualifiable et impardonnable, avec la caméra accroché sur McGregor quand celui-ci descend d'un ferry), et, pour couronner le tout, lors de séquences tellement affreuses que l'on ne sait plus s'il faut bien en rire ou en pleurer. A tout hasard: les crises de larmes de personnes lambdas (dont un boxeur, pour bien signifier que même les brutes deviennent des chochottes), la crise de faim qui pousse les employés du restaurant à se jeter sur tout produit comestible ou encore deux femmes seules dans un parking entrain de dévorer un bouquet de fleurs (cet accès de folie pulsionnelle aurait pu pleinement justifier une dérive cannibale, mais McKenzie n'ose même pas aller au bout de son idée...).

Au final, le potentiel de Perfect Sense est condamné à rester inexploité. Reste un objet intrigant, qui a le mérite d'étonner par sa capacité involontaire à marier les défauts les plus flagrants aux qualités les plus singulières.
CableHogue
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le 23 déc. 2013

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