Pendant très longtemps, à la question « quel est ton film préféré ? », j’aurais répondu Apocalypse Now sans hésitation. Ce film m’a tellement marqué lorsque je l’ai vu pour la première, il m’a tellement touché et fait réaliser une ampleur que je ne connaissais alors pas encore au cinéma que je pensais qu’il resterait à cette place à jamais, indétrônable. Car, pour la majorité, c’est finalement ça, un film préféré : un film qui nous a marqué lors de notre apprentissage culturel, et qui, même si, des années après, notre connaissance et nos intérêts dans le cinéma ont complètement changé, résonne toujours en nous avec autant de puissance, aussi bien nostalgique que factuelle. Pourtant Apocalypse Now n’est plus mon film préféré. Il s’agit maintenant de Persona.
Lorsque j’ai vu Persona pour la première fois, je connaissais peu le travail d’Ingmar Bergman, dont je n’avais alors qu’entendu parler comme un des grands réalisateurs du 20e siècle, ce que j’ai découvert par la suite par moi-même en explorant sa filmographie plus en profondeur. Je n’avais alors vu qu’un seul de ses films, Le Septième Sceau, que j’avais apprécié, certes, mais qui ne m’avait pas laissé une empreinte indélébile. C’est donc sans a priori, ni négatif, ni positif, que j’ai lancé Persona, en ayant lu par-ci par-là quelques vagues explications du film, dont je connaissais la complexité. Dès les premières minutes, j’étais scotché.
Pour moi, la filmographie de Bergman peut se distinguer par deux tendances : d’une part ses films relativement classiques dans leur forme, traitant de relations humaines et où les rapports de force prédominent au service d’une analyse sociétale ou interpersonnelle fine (La Source, Scènes de la vie conjugale, Skammen…), et d’autre part ceux dans lesquels Bergman explore la psyché humaine à grand renfort d’expérimentations cinématographiques et de symbolisme, dans lesquels les rapports de force servent cette fois à toucher du doigt ce qu’il y a de plus profond en nous, la manifestation de notre âme sous ses différentes formes (Les Fraises Sauvages, Les Communiants, Fanny et Alexandre…). Persona fait partie de la seconde catégorie, et plus qu’en faire partie, elle en est l’apogée. Je ne reviendrai pas sur l’analyse de son contenu, car tout a déjà été dit, avec beaucoup plus d’intelligence que je ne pourrais jamais le faire. On y suit la confrontation de deux femmes, une actrice devenue muette et son infirmière, isolées du reste du monde et dépendantes l’une de l’autre. Chacune d’elle est la personnalisation d’une des facettes d’une fameuse théorie de la psychologie Jungienne, la bien-nommée Alma représentant le Moi intérieur, connu seulement de nous, opposé à Elisabeth, le masque social, celui que l’on donné à voir aux autres, les deux cohabitant au sein de cette crise existentielle déchirante. Le tout est suggéré à la perfection par une image baignée constamment dans un magnifique clair-obscur, de laquelle transparait à tout instant un symbolisme fort, et ce dès son fameux prologue particulièrement expérimental. Beaucoup de thèmes y seront évoqués par la suite, la question de l’identité, de la sexualité, de l’art, de la schizophrénie… Mais ce que Persona nous donne avant tout à voir, à travers cet amoncellement de symboles inextricables, denses, et cette exigence qu’elle nous force à gérer, c’est un miroir de nous-même. Comme dans cette scène pendant laquelle les deux femmes, l’une enveloppée d’un brouillard lumineux au second plan, l’autre au premier plan, dans l’obscurité, s’attirent et se répulsent jusqu’à finir par se rejoindre et à nous regarder comme une seule personne, nous sommes multiples, complexes, parfois sans s’en rendre compte. Comme elles, nous sommes emprunts de doutes et de questionnements, parfois de haine envers nous-même jusqu’à rejeter des pans entiers de notre personnalité. Comme elles, la cohabitation de nos différentes personnalités est inévitable, mais ne peut mener qu’à une confrontation tout aussi inévitable de celles-ci.
Lorsque le film s’est terminé, cette première fois, j’étais abasourdi. Je n’avais pas tout compris, loin de là, mais j’avais de nouveau cette impression que j’avais connu seulement une ou deux fois auparavant, celle d’avoir ouvert une boite de Pandore dont je ne soupçonnais même pas l’existence jusqu’alors, d’avoir découvert par hasard de nouveaux horizons qui me semblaient tout remettre en question sur ce que je savais du cinéma. Je l’ai relancé une seconde fois, directement à la suite. Là j’ai compris un peu mieux ce qu’il se passait, et alors j’ai été terrifié qu’une telle œuvre, aussi immense, sombre et puissante, n’ait jamais pu être imaginée et réalisée par un cerveau humain. J’y ai pensé continuellement pendant de longues semaines après ça, en parlant à tout le monde comme du meilleur film que j’avais vu (bien que je comprisse toute sa limite : car, si c’est un film qui peut marquer à jamais, c’est aussi un film exigent, qui nécessite une certaine base sans laquelle je n’aurais certainement pas en mesure de l’apprécier – et puis peut-être aussi un penchant pour les choses compliquées, je l’avoue). Alors cette question s’est posée : Persona est-il mon film préféré ? Le dilemme est grand : Persona, comme Apocalypse Now, m’ont tout deux ouvert les yeux sur quelque chose que j’ignorais jusque-là, me faisant prendre conscience de nouvelles dimensions et me faisant avancer dans mon parcours culturel. Comment aurais-je pu donc les classer ? Pourtant il a fallu trancher, prendre une décision. Alors maintenant, lorsque l’on me demande quel est mon film préféré, je réponds qu’il m’est impossible pour moi de choisir, mais que par défaut mon film préféré est le dernier grand choc cinématographique qu’il m’ait été donné d’avoir, Persona de Ingmar Bergman ; et en disant cela, je peux dire qu’en réalité, mon film préféré, c’est de me contempler moi-même.