Cinéma. Bruit strident. Musique angoissante. Répétitive. Charbons du projecteur qui s’allument. Étincelle. Lumière. Pellicule. Décompte. Sexe en érection. Dessin animé. Squelette. Tarentule. Saignée. Sang. Souffrance. Trompe-l’œil. Fondu. Vieillard. Enfant. Écran. Émotions, sensations. Bergman. Poème visuel. Cinéma.
Kinematografi
Le moins que l’on puisse dire dans Persona, c’est que l’on est confronté à un monument du cinéma. En tant qu’œuvre, vision et réflexion, mais surtout en tant que film, j’entends par là œuvre d’art filmique, objet cinématographique. En effet, nous le comprenons dès le prologue, véritable poème où l’on suit l’enchainement d’images successives diversifiées et rapides d’images sous fond de musique angoissante, comme si le son s’enrayait, que plusieurs musiques s’alliaient. Le tout pour que le spectateur puisse ressentir la diversité du cinéma, du désir à la peur en passant par la curiosité.
Le film devait s’appeler « Kinematografi » (Cinématographie) et Bergman ne cesse de le rappeler durant celui-ci. De l’affiche du film où les visage des deux actrices se retrouvent à l’intérieur d’un ruban pelliculaire au prologue où l’enfant va être poussé à la curiosité voulant ressentir le film comme nous, de notre siège, face à l’écran. L’autre fait marquant de cette astuce de réalisation survient à la moitié, le film s’enraye, la pellicule brûle. Des cendres de celle-ci jaillissent plusieurs images, réitération du prologue puis nous, notre œil. Soudain pris de conscience du voyeurisme notre regard se détourne. Marquant la rupture définitive entre les deux personnages, Bergman appelle aussi le spectateur à dépasser ce regard, ressentir, mais aussi comprendre, car Persona n’est pas qu’un film faisant appel aux sens, mais aussi à la réflexion. Le réalisateur joue aussi avec notre perception, scène marquante du film, la répétition du monologue de l’un des personnages principaux où seul le point de vue de la caméra change nous montre l’importance du cadre, la réflexion nécessaire au processus créatif mais aussi de l’interprétation que peut en faire le spectateur. Puis nous retrouvons l’enfant, n’est-il pas aussi Bergman contemplant son œuvre ? Persona comme catharsis. Criant lorsque l’on sait que Bergman voyait Persona comme une thérapie.
J’ai dit un jour que Persona m’avait sauvé la vie. Ce n’était pas
une exagération. Si je n’avais pas trouvé la force de faire ce
film-là, j’aurais sans doute été un homme fini. ” – Ingmar Bergman
Les deux actrices principales vont ensemble sembler briser plusieurs fois le quatrième mur, lors des monologues leurs regards sont braqués sur nous, Bergman parlant au spectateur à travers ses personnages. Persona est aussi marquant par son utilisation du noir et blanc, loin du simple choix esthétique où les contrastes, volontairement élevés ne seront pas vides de sens, lorsqu’un protagoniste embrasse un homme, nous voyons le visage d’un en premier plan, dans le noir, même si elle ne figure pas sur la scène, nous voyons son ombre projetée au-devant de celle-ci pour marquer l’importance de son influence. Et parlons des visages ! Si Cicéron disait que le visage était le miroir de l’âme, nous en voyons une belle démonstration ici, parsemé de gros plans, parfois dérangeants comme ce regard côte à côte dévisageant le spectateur au jeu de points de vue évoqué précédemment.
Le son joue aussi un rôle de prime abord mineur, mais ici aussi, il sert à illustrer le propos, citons les nombreux bruits stridents pour marquer l’importance d’un plan (le double visage !) ou le bruit de gouttes d’eau qui se répète lors de deux scènes majeures pour que l’une appelle l’autre.
Puis, l’espace d’un plan, aperçu de la caméra qui filme l’action. Les charbons du projecteur s’éteignent, à la manière des lumières qui s’allument au générique dans une salle de cinéma, apothéose d’une expérience cinématographique.
Psychologie analytique et individuation
Persona est marqué par la psychologie analytique, théorie du docteur Carl Gustav Jung, principal élève et dissident de Sigmund Freud où il a établi plusieurs concepts que l’on retrouve dans ce film. Ici, alors, il devient nécessaire d’en définir certains :
L’individuation, pour qu’un être devienne individu, il doit passer par un processus que l’on appelle individuation, celui-ci consiste par la réflexion et prise en compte (consciente ou inconsciente) d’éléments nous entourant permettant à l’élaboration d’un Soi, la conception de l’individu au-delà de ce qui est perçu.
L’inconscient collectif, contrairement à Freud qui pensait l’inconscient comme lieu des refoulements, Jung voyait celui-ci comme un tout, marqué des influences extérieures et base de la psyché de l’individu, Jung disait d’ailleurs que pour avoir conscience de cet inconscient collectif, il fallait reconnaitre que l’individu n’était pas ancré dans un temps donné, mais « d’un âge immense ».
Et enfin, évidemment, le « persona », désignant autrefois le masque des acteurs de théâtre, il est l’image qu’un individu adopte par rapport à la société, un rôle qu’il joue au quotidien, une interprétation face au réel, découlant de l’individu, mais non semblable à lui, le concept se manifeste, par exemple, dans votre lieu de travail ou tout simplement votre cinéma.
Très aisé de retrouver ces différents concepts dans l’œuvre de Bergman, celui-ci ne s’est pas caché de son inspiration dans le travail de Jung de par le titre du film qui peut être considéré comme aboutissement de la représentation de la psychologie analytique. Persona raconte l’histoire d’Alma simple infirmière et d’Elizabeth Vogler, grande actrice renommée, pour marquer la différence sociale l’actrice a droit à un nom de famille, ce n’est pas le propos principal du film, mais c’est un élément à prendre en compte. Elizabeth est atteinte de mutisme suite à un rôle joué sur scène, aucun mot n’est sorti de sa bouche depuis. L’actrice semble muette de son propre gré, Alma désigne par ailleurs la volonté de l’actrice comme trop forte pour elle à gérer, elle qui n’est que simple et jeune infirmière, Elizabeth a toujours des émotions et ressentis, mais exagérés, lorsqu’elle est choquée, elle est prise d’une panique incontrôlable, lorsqu’elle rit c’est toujours d’un fou rire.
Le trouble d’Alma nous est signalé par un monologue où elle dit « je n’ai plus besoin de réfléchir à ma vie » « j’épouserai Karl-Hendrik » « j’ai un métier que j’aime qui me satisfait », monologue aux doux airs de méthode Coué où Alma se persuade du rôle qu’elle entretient.
Le trouble d’Elizabeth est indiqué par le médecin :
Mais un abîme sépare ce qu’on est pour les autres et pour soi-même.
[…] On peut se replier, s’enfermer sur soi. Alors plus de rôle à
jouer, de grimace à faire, plus de geste mensonger. Du moins, on
croit. Mais la réalité est obstinée. Ta cachette n’est pas étanche. La
vie s’infiltre partout. ”
Ici nous vient la première allusion à la psychologie analytique et l’identification claire du mal que ronge Elizabeth. Las des masques à adopter en toute circonstance en société, d’autant plus dans son métier d’actrice, elle finira par se forger le sien qu’elle pense immuable par sa volonté forte, mais l’inconscient collectif ne peut être oublié, il est « obstiné », il « s’infiltre partout ». Elle ressent la douleur d’une individualité qu’elle ne peut acquérir, car l’Homme n’existe qu’à travers ses masques, ce qu’il reflète, l’influence subie et difficilement en soi, pour soi, son mutisme n’est alors qu’un persona de plus.
Elizabeth et Alma vont, dès lors, loger ensemble dans une maison en bord de plage. Début de la thérapie, mais aussi début de ce poème conflictuel. À partir de là, et au paroxysme lors de la confession de l’épisode de découverte sexuelle en pleine nature, Alma s’éprendra de plus en plus de l’actrice à tel point qu’elle passe pour la malade et Elizabeth pour son analyste. Ceci est accentué par la différence de condition sociale où Alma, de par sa proximité avec une personne renommée, se sentira flattée et grandie au point de se trouver similaire à l’actrice.
Puis Alma découvre la vérité. Elizabeth joue. Jung décrivait l’individuation comme un conflit entre le persona et le subconscient (pouvant se traduire Alma !). Les deux personnages vont peu à peu se confondre alors, pour ne faire qu’un dans un plan symbolique où les deux visages se rassemblent pouvant même faire penser que les personnes ne sont plus qu’une ! Une autre scène le montrant est lors de la rencontre avec l’amant de l’actrice, Alma se plaira à embrasser celui-ci se cofondant avec l’actrice. Les femmes iront se confondre aussi dans le rôle de mère, Alma a avorté, Elizabeth rejette son enfant, chacune traumatisées par la non réussite de leur quête essentielle de mère, terrorisées par l’absence d’accomplissement de leur vie, elles iront, dès lors, trouver en autrui leur identité.
Bergman nous plonge dans un univers particulier, nous invitant à dépasser ce qui est vu pour comprendre et ressentir. Voilà sa manière de montrer le réel. Jamais creux, ses films ne sont qu’invitation à sublimer l’intelligence de ses spectateurs. Comme Lynch a pu le faire ensuite, Bergman parle au spectateur pour allier le plaisir de la logique, de la compréhension à la beauté de l’irréel et au charme de l’abstrait. Persona en tant qu’illustration du phénomène éponyme pousse à réfléchir sur son identité, suis-je moi ? Ne suis-je pas que conséquence de phénomènes qui me dépassent, conséquence d’autrui ? L’individu n’existe alors que par ses persona ? « Je est un Autre » disait Rimbaud.
Quelques références pour approfondir ou sur le même thème :
L’heure du loup – Bergman, le film fait indirectement suite à Persona, la réalisation est similaire et les thèmes abordés aussi. L’heure du loup développe le côté névrotique de l’artiste où fantasme se mêle à l’obsession, plus freudien que Persona et tout aussi intéressant.
Psychologie du transfert et Dialectique du moi et de l'inconscient – Jung, où il développe notamment plusieurs de ses concepts évoqués ici.
Fight club – Fincher, beaucoup plus accessible et grand spectacle, en plus de faire référence à Persona directement, des individus ne supportant plus le masque que la société leur impose décident de recouvrer leurs pulsions, ne plus céder qu’à la passion et devenir Soi.