Petite Fille
7.6
Petite Fille

Documentaire de Sébastien Lifshitz (2020)

Un sujet méconnu : le deuil périnatal

… présent en sourdine tout au long du film, mais jamais affronté. Le réalisateur est venu pour : la dysphorie de genre chez l'enfant. Hélas, cette réalité, complexe et délicate, ne reçoit pas non plus le traitement qu'elle aurait mérité.
Et c'est bien dommage.


« Dysphorie » = ressenti. Causes multiples et encore mal identifiées (hormonales, neuronales, familiales, sociales…).
Sujet actuel, avec un véritable boom des diagnostics, qui doit évidemment nous interroger.
Pour le coup, on aurait bien besoin d'intelligence collective, pour dépasser les opinions hâtives, provoquées par l'émotion.


Malheureusement, Sébastien Lifshitz la joue petit bras, en mode télé-réalité de niche. En livrant Petite fille pour la télévision, il savait que le documentaire ferait référence pour le public français. Il a préféré être « militant » (Militer pour… quoi, concrètement ?).


De mon point de vue, il y a :


— Beaucoup de facilités dans la forme. C'est efficace, mais le résultat manque… de finesse (conséquence : ça provoque des réactions radicales, en mode « c'est merveilleux » ou « c'est un scandale »).


— Un gros défaut à la base du film : le contexte familial hyper particulier, qui brouille considérablement le sujet de la dysphorie de genre.


¤
==> Sur le même sujet (chez les adolescents), j'ai préféré le modeste « Devenir il ou elle » : pédagogique, délicatement touchant, sans prétention arty. Il éveillait l'empathie ET l'intelligence, sans violonades.
¤



Trop d'angles morts



Filmer un enfant en plan rapproché, ce n'est pas forcément le meilleur moyen de “donner à réfléchir”. Surtout si l'enfant pleure.
C'est plutôt un moyen de “sensibiliser”.
Pour le coup, c'est réussi : on pleure, automatiquement. Enfin, moi je pleure en tout cas. Mais j'ai aussi pleuré comme ça sur un épisode de Cauchemar en cuisine (celui au bord du canal en Bourgogne).


Si on ne se contente pas d'être ému, on pourra regretter que le réalisateur ne creuse pas davantage ==> il y a pas mal d'angles morts dans la situation qu'on nous raconte… Des ambiguïtés qu'on entrevoit tout au long du film, sans jamais s'y attarder (voir une liste indicative en fin de critique).


Malheureusement, Sasha est devenu une égérie. Dépossédée de son histoire. Hors-sol. Rien avant, rien autour.
« C'est comme ça ».


(On entend dire « Oh mais oui, vous avez vu sa façon de bouger ? C'est une fille, c'est sûr ! ».
==> On en est là, encore ?
À l'heure où même la GRS s'ouvre aux garçons, confondre façon de se mouvoir et sexuation est plus que jamais… rétrograde ! )
:-)


*
Oui, l'image est belle. Mais le montage et le mixage sont beaucoup trop explicites, orientés, pour qu'on apprécie ça tranquillement. C'est tellement balisé, redondant, qu'on croirait entendre une voix-off par moments.
J'ai du mal à comprendre où serait la « pudeur » tant vantée…


(On aurait tout aussi bien pu avoir des musiques inquiétantes quand toute la famille disparaît dans le bureau de la psychiatre, ou quand la mère fait des regards en coin. Ç'eût été un autre parti pris.)


Ça vire souvent à la grosse « hypnose émotionnelle ».
Tant pis : c'est pour la bonne cause.


Et tant pis pour l'enfant, réduit à une apparence, filmé souvent comme une curiosité. On le sent épié par la caméra, plutôt que saisi dans sa vérité… (Il s'agit d'un « portrait », paraît-il).


C'est dommage. Tout ça va certainement mal vieillir.
C'est comme ça qu'on traitait le sujet en 2020 ? Oh là là, l'angoisse ! »)



Le sexe des anges



Pour illustrer son thème, annoncé depuis longtemps, le réalisateur prend… un cas spécifique. Avec un contexte familial vraiment très particulier.
Et ça biaise complètement le sujet.


==> En effet, on apprend en passant que cette famille a été marquée par un autre tabou social : le deuil périnatal, c'est-à-dire la mort d'enfants pendant l'accouchement, ou peu avant.


Un vécu encore méconnu, quoiqu'il concerne des milliers de familles chaque année… L'accompagnement proposé aux parents est encore quasi inexistant, avec des conséquences parfois durables… sur les fratries.


Comprenons-nous bien : on parle là de traumatismes familiaux.
On n'est pas en train de dire « c'est parce que… », ou « c'est de sa faute » / « c'est pas de sa faute »…


(Rien à voir avec « Je voulais une fille pendant la grossesse… c'est à cause de ça ? »
==> Ça, c'est de la grosse superstition, tout le monde est d'accord là-dessus, pas besoin de la psychiatre pour le savoir.
Et comment une mère, a priori éduquée, peut se poser une telle question à notre époque ?..)


Dans Petite fille, on sent d'emblée un gros contexte de stress et de culpabilité autour de l'enfant. Et ça reste tout le long (on se met ensuite à accuser le monde extérieur ==> toujours ce besoin que quelqu'un soit « coupable »).


Beaucoup de pression pour ce petit bout de chou, autour de qui semble graviter le sort de la famille. On peut espérer que, quoi qu'il advienne, ce ne sera pas trop dur à supporter.


À l'arrivée, le contexte parasite beaucoup l'histoire qu'on est censé entendre…


¤
À QUOI VOUS ATTENDRE :


Beaucoup de « tout ou rien » (en mode « garçon ou fille », « coupable ou innocente », « très gentils avec nous » ou « salopards étriqués », etc.). Déjà le titre et le texte de présentation posaient des certitudes. On était prévenu.
Le résultat était prévisible : on tire à boulets rouges sur les profs… ou sur la mère. Manichéisme.


(==> le docu est discrètement construit comme une aventure, avec des gentils et des méchants, et dont le certificat médical est le « McGuffin », l'objet déclencheur.
Avec les personnages qui vont bien : bonne fée qui aide les héros, mystérieux antagoniste qui leur fait des misères, etc.)


Beaucoup de moments « figés », à part peut-être les jeux collectifs en plein air, où tout le monde oublierait un peu la caméra. Et où quelque chose de Sasha transparaît, sans qu'on se pose la question de son genre (Ça arrive quand on ne “bloque” pas sur l'enfant et qu'on sort des situations quasi scénarisées. Quand on est dans le mouvement).


*
NB : Si vous êtes particulièrement sensibilisé-e aux questions d'identité, d'autonomie de l'individu, de non-binarité… Aux questions de pouvoir institutionnel, de dynamiques familiales…
==> Petite fille risque de vous agacer.


Sinon, allez-y, ça dure 1h20, et ça dit sans aucun doute quelque chose de l'époque.
*


Bon visionnage.


Et vive nos singularités


————————————————


¤
P.S.



Quelques pistes délaissées,



au détriment d'un peu plus de perspective, de profondeur :


Enfant scolarisé dans une école catholique alors qu'il y en a une autre juste à côté ?


Psychiatre perçue comme disant « la Vérité », y compris par beaucoup de spectateurs (—> « La psychiatre a dit. » Amen !).
Alors qu'elle représente, comme tout le monde, un point de vue.
En l'occurrence, le point de vue [du pouvoir] psychiatrique. Plus précisément, l'une des approches de la dysphorie de genre chez l'enfant. Mais les débats sont vifs. Sur la question, on trouvera une critique intéressante à ce lien.


(Il y a quelques passages étonnants dans son cabinet, notamment quand elle dit d'une personne absente, et sur la base d'une seule version des faits : « répréhensible », « transphobe », « ne doit pas rester impuni ». Personnellement, ça me fait un peu flipper.)


Tout le monde parle pour Sasha, souvent au futur : « Sa vie va être dure, etc. ».
Alors qu'on n'en sait rien, et que la principale intéressée n'a pas l'air de s'en faire plus que ça.
Peut-être aussi qu'iel va vivre sa vie sans trop de soucis. De la façon qu'iel inventera.


Mais bon, on dirait qu'il faut que ce soit un combat (cf. le choix de l'école, la danse classique, « On a une mission », etc.)


Une mère en souffrance parle partout sans que personne ne l'entende. Son inquiétude, très présente, demeure, changeant seulement de forme (la culpabilité, ça ne part pas comme ça, avec un mot magique de la bonne fée).
Personne pour l'accompagner de « Je suis coupable » vers « Bon, certains trucs peuvent jouer, entre parent et enfant, essayons de mettre ça au clair ».


(On a le droit de voir également dans ce documentaire l'illustration d'un autre problème de société, particulièrement massif : les enfants qui se retrouvent chez le psy alors que les parents n'y sont pas allés eux-mêmes avant…)


Et si le directeur de l'école était en fait la personne grâce à qui les choses se débloquent ? (C'est parce qu'il a demandé un « papier » que l'on sort du cocon familial)
Et si on lui accordait le crédit de ne pas avoir déballé devant une caméra ce qu'il sait de la famille de Sasha ? Et d'avoir protégé les autres élèves, et leurs familles, d'une exposition non demandée ?
(Je n'affirme pas, je propose.)


Regards en coin, parole qui attend celle de maman… Il y a de cela tout au long du film, sans que le montage ne le mette en valeur.
(Particulièrement frappant le regard de Sasha à la maison, vers la fin. Quand sa mère lui annonce qu'on lui dira « elle » à l'école. Réaction très très contenue… comme si l'enfant observait sa maman.)


« Dysphorie de genre » est une appellation provenant du Manuel diagnostic des psychiatres américains, version 2013 (DSM V). Elle désigne un « mal-être », un ressenti, un état, mais ne dit rien d'une éventuelle « nature ».


Le biberon à huit ans ? L'enfant qui ne peut physiquement pas prononcer « Je suis Sasha » (fort zozotement) ?


— Parent n°2 disant qu'il n'avait « rien remarqué » ?


Plus “ange” que “vraie fille” ?
Poses d'ange ennuyé dans le bureau du médecin… Juste avant, Pavane pour une infante défunte de Ravel… Danse solitaire devant la caméra, avec des ailes dans le dos… ==> On pourrait imaginer que ça s'appelle « Petit ange », et “s'amuser” à remarquer ces récurrences…


— Quant aux histoires d'« une âme qui s'incarne dans le mauvais corps »…
En 2020, on peut être perplexe devant ce vocabulaire, non ? Pourtant on répète ça sans y penser.
(Y aurait-il comme un « néo-christianisme » dans l'air..?)


Enfin, après 120 ans de cinéma, si on croit encore que « ce qu'on voit sur un écran = la réalité », alors là…


Sans doute qu'un documentaire comme ça vient remuer des choses en nous.
Ça oui.


Et c'est pas mal déjà.


*

CamilleGanz
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le 5 déc. 2020

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