Après nous avoir bouleversés, ravis, réjouis, avec leur documentaire audacieux et sensible dressant une série de portraits féminins, « Les Dames, Encore Femmes » (2020), les deux réalisatrices helvètes, Véronique Reymond et Stéphanie Chuat, nous enchantent une nouvelle fois, avec un film de fiction, ouvert sur un plus large public et affichant un casting prestigieux. La reconnaissance, méritée, ne s’est pas fait attendre et le film concourra aux Oscars, en mars 2022.
Malgré un sujet on ne peut plus grave - la plongée d’un frère chéri et glorieux, dévoré par la maladie -, la nouvelle réalisation conjointe des deux réalisatrices et scénaristes semble gravir une pente ascensionnelle, à la manière d’une traversée initiatique. De fait, bien que le scénario place en son cœur un autre duo - duo frère-sœur, et gémellaire, qui plus est -, la figure mise en lumière est bien celle de la « Schwesterlein », de la « petite sœur », selon le titre original ; une « petitesse » qui suggère un sourire, puisque Lisa, magnifique Nina Hoss, n’est plus « petite » que Sven - Lars Eidinger, impressionnant - que pour être née quelques minutes après lui. Dès les premières scènes, d’ailleurs, cette « petitesse » apparaît comme antiphrastique, puisque c’est grâce à la transfusion de sang de Lisa et à son don de moelle osseuse que Sven parvient à surmonter l’un des épisodes de sa maladie ; « petite sœur » aussi nourricière qu’une mère, les tuyaux médicaux revisitant le thème du cordon ombilical… De même, c’est elle qui accompagne la sortie d’hôpital de son frère puis recueille celui-ci chez elle, au sein de son couple, suite aux dérobades d’une mère bien peu maternelle, subtilement campée par la grande Marthe Keller.
Le personnage de Sven illustre ce qu’un métier peut avoir d’extatique tout autant que d’infernal, lorsque celui-ci est devenu une véritable passion, voire une raison de vivre. Retrouvant un écho de leurs amours documentaristes, les deux réalisatrices collent au plus près de la réalité : Sven exerce le métier d’acteur et, à l’image de celui qui l’incarne, il a joué à plusieurs reprises, et avec un vif succès, le rôle d’Hamlet, à la Schaubühne de Berlin, sous la direction de Thomas Ostermeier, qui tient donc ici son propre rôle. Enchâssement de la vie au creux de la fiction. Sur le plan professionnel, Sven est donc bien Lars Eidinger, David est donc bien Thomas Ostermeier. Retour moderne et à bride abattue de la thématique baroque, calderonienne - « La vie est un songe » - et shakespearienne - « Le monde entier est une scène ». À ce compte-là, on comprend bien que quitter la scène, surtout pour un acteur qui y a connu la gloire, revienne à perdre la vie.
La force et le génie des deux dames réalisatrices réside dans la rencontre des deux genres littéraires qu’elles ont osé scénariser. Lorsque la thématique du théâtre n’amenait qu’à une issue fatale - et tragique, un autre genre littéraire déploie soudain ses ailes et fend les airs, lors d’une scène particulièrement dramatique - celle de l’hospitalisation en urgence de Sven, qui semble soudain au bord de sombrer -, pour fondre sur le personnage de celui qui est définitivement en train de devenir « petit frère » et tenter de le garder dans la vie : le conte. Avec lui s’amorce la remontée, la rédemption, à la fois des personnages et de l’intrigue.
Lisa était une femme de dévouement, voire de sacrifice : sacrifice de sa carrière de dramaturge jouée et reconnue, afin de pouvoir suivre son mari, Martin (Jens Albinus, remarquable), et leurs deux enfants dans une luxueuse station de ski helvète, afin que Martin puisse y diriger une luxueuse école privée accueillant la progéniture des grandes fortunes mondiales ; risque de sacrifice de son couple, à partir du moment où son Bruderlein réclame son soutien et ses soins ; sacrifice de sa carrière littéraire, puisque son écriture a tari le jour où la leucémie de son frère jumeau s’est trouvée diagnostiquée. Le conte, devenant lui-même comme un véritable personnage de conte, jouera le rôle du sauveur. En voulant écrire, pour son frère chéri, un monologue de moins d’une heure, inspiré du conte d’Hansel et Gretel, Lisa pulvérise les barrières qui lui interdisaient l’écriture, elle ne trahit pas le duo gémellaire et elle vole au secours de son protégé, en lui concoctant un rôle qu’il soit en mesure de jouer malgré la faiblesse de son état.
Les dernières scènes se déroulent de nuit, amenant les protagonistes jusqu’à l’aube. Cette traversée nocturne n’a rien d’un hasard et pourrait être vue comme le reflet du film tout entier. Peut-être est-il nécessaire, comme dans un conte, d’oser traverser la nuit, d’oser traverser la forêt, pour en ramener une parcelle de vie, volée à la mort qui trouve toujours le moyen de triompher…