Possessions
La grande couture est une affaire d’orfèvrerie, un art délicat qui demande une minutie, un calme, un silence monacal. C’est dans cette vie-là, au côté de sa sœur Cyril, que Reynolds Woodcock a décidé...
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le 15 févr. 2018
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Dans un quotidien réglé comme une horloge suisse, Reynolds Woodcock, couturier dans le luxe, voit débarquer une énième prétendante à la cassure de son célibat enraciné, Alma, auparavant serveuse dans une auberge. Reynolds (Danier Day-Lewis, dont il s’agit a priori du tout dernier rôle au cinéma) est allé lui-même la chercher, lors d’une escapade dans la campagne anglaise, admiratif des proportions offertes par sa silhouette. Alma, elle, a entrevu chez Reynolds le réceptacle de toutes les aspirations féminines d’alors : un homme, dans la fleur de l’âge, riche, prêt à faire d’elle sa muse, sa femme, son amante. L’asymétrie, présente dans les germes de leurs aspirations réciproques, sera la source de la majorité de leurs conflits, chacun essayant de tirer la couette de son côté.
Phantom Thread de Paul Thomas Anderson, est un film sur les projections que chaque individu plaque sur l’autre, projections à leur zénith, dès lors qu’il est question des sentiments amoureux. Entre les falbalas qui remplissent cette maisonnée bourgeoise, Reynolds Woodcock déambule, tel l’expert en son domaine qui se fait empereur en son royaume. Entouré uniquement de femmes à son service, il dirige, approuve, et critique le résultat tangible de ses robes calibrées au millimètre, parfaites, vitrifiées, destinées uniquement à une aristocratie poudrée jusqu’à la pointe du cheveu, dont la droiture constitue un échange de procédés, dirigé vers sa réputation de grand couturier. Toutes les petites mains doivent être à son service, sans hiérarchie apparente, jusqu’à sa sœur, au dévouement quasi religieux, qui apparaît comme une sorte de madone du fil à coudre. De cette force superficiellement masculine transparaît peu à peu les faiblesses émotionnelles d’un petit garçon qui n’a jamais su véritablement se remettre de la mort de sa mère, préférant se construire un monde à part, faussement statique, à mille lieux d’une époque mouvante et bruyante.
Alma appartient à son temps. Bruyante, enjouée, elle n’a pour lui ni goût esthétique, ni savoir-vivre. A la limite de l’autisme, où la moindre perturbation devient un scandale, Reynolds adopte une position paternelle vis-à-vis d’une femme qui attend de lui qu’il corresponde à l’image romantique qu’elle se fait d’un amant. En cloisonnant son désir, Alma étouffe sa nature, croyant que l’homme qu’elle aime lui en sera redevable. Par sa subjectivité, elle cherche à le façonner, en conformité avec ce pour quoi elle croit avoir signé. En apparence, elle est identique aux autres femmes qui semblent s’être succédé à la table de Reynolds, et qui ont toutes fini par jeter l’éponge, à la satisfaction à peine dissimulée de Cyril, sa soeur. Pourtant, Alma est différente. Ni physiquement, ni dans ses espoirs clamés à cor et à cri, mais dans sa capacité à faire plier la réalité, coûte que coûte. Là se trouve en résumé le seul point commun qui les réunit tous les deux : immensément égoïstes, Reynolds et Alma prennent le bras à qui leur donnera un doigt.
Dans cette dissection des personnalités, Paul Thomas Anderson a l’intelligence de dérouler son scénario sans prendre partie pour l’un ou pour l’autre, en évitant habilement toute forme de complaisance. Pas d’homme tranquille, malmené par une hystérique qui n’a rien compris à son génie présupposé, ni de femme bafouée, aux prises avec un monstre, incapable d’éprouver de l’affection pour autrui, en dehors de sa petite personne. Sans fard, les relations hétérosexuelles sont exposées dans un dénuement intime peu confortable, à l’opposé d’un milieu où les convenances atteignent leur paroxysme.
La narration omnisciente apporte la démonstration implacable de la répétition infinie des schémas qui sont propres à chacun. En prenant de la hauteur, Phantom Thread conclut dans un final étourdissant par le pragmatisme : malgré les sempiternelles disputes, si chacun est là, c’est parce qu’il le veut bien.
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le 16 févr. 2018
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