Paul Thomas Anderson ne fait habituellement pas dans la mesure. Réussis ou pas, ses films foisonnent, s'embrasent et tutoient parfois l'outrance. Rien de tel dans Phantom Thread dont la constante fluidité et l'absolue rigueur donnent vie à une œuvre flamboyante et intense mais tenue, résolument épurée.


À la manière du couturier dont il dresse le portrait, le cinéaste travaille par strates. De l'écriture au montage, chaque scène enrichit celle qui la précède d'une note supplémentaire et densifie le récit sans jamais l'altérer, encore moins l'alourdir. Et puisque la nourriture (la manière de la préparer, le bruit fait en la mangeant, son impact sur la santé) tient également une place essentielle dans le film, la comparaison culinaire s'impose : Phantom Thread serait comme le mille-feuille du meilleur pâtissier dont le contraste des textures vient libérer mille saveurs avec une étonnante légèreté.


Cœur du film, le triangle amoureux réunissant Reynolds Woodcock, sa sœur Cyril et la jeune Alma se développe et se métamorphose au sein du portrait de l'homme en artiste, lui-même évoluant dans l'entre-soi cadenassé d'une haute société aux lois immuables. Inébranlables également, les règles que le créateur suit et qu'il oblige les autres à respecter, semblent aussi bénéfiques que néfastes à son évolution artistique.


La rencontre d'Alma, son entrée dans le trio, la manière dont elle s'impose et laisse entendre qu'elle n'accepte les contraintes qu'en pleine conscience (et jamais par soumission), succession de scènes éblouissantes de justesse et d'érotisme, disent toutes les ambitions d'un cinéaste qui sait parfaitement où il va.


La démarche toute viscontienne consistant à mêler la passion intime au destin d'une micro-société permet à Phantom Thread de développer plusieurs thématiques sans jamais perdre le fil... Alors que les deux films réalisés sur Saint Laurent ne montrent quasiment rien de son travail, Paul Thomas Anderson prend le temps de filmer les gestes du couturier, son regard quand un modèle apparaît, les croquis qu'il dessine, sa connaissance des étoffes, les secrets qu'il cache dans les doublures, les plis, les coutures. Maniaque jusqu'à l'outrance, funambule cherchant constamment l'équilibre, conducteur intrépide (il pilote sa voiture comme un dément), le créateur Woodcock se livre et se dévoile tout au long d'un récit qui tient aussi de la chronique sociale et de l'étude de mœurs.


Mais la pulsation de l'œuvre, celle qui anime et nourrit les personnages, la passion amoureuse à laquelle Alma s'adonne au grand jour avec un mélange d'abandon et d'acharnement, qui gagne Reynolds alors qu'il voudrait s'y refuser et dont Cyril ne perd pas une miette, monstre aussi doux que machiavélique, fournit à Paul Thomas Anderson une matière en fusion qu'il ne cesse de dompter afin d'en extraire l'essence. Assez peu (mais si finement) dialogué, porté par une mise en scène élégante et précise, évidente, bénéficiant d'un montage articulant longues séquences et subtiles ellipses, développant finalement un suspense auquel personne ne peut s'attendre, rebondissant enfin sur une scène magistrale, Phantom Thread atteint dès les premières images un état de grâce qui ne le quitte pas.


À partition exceptionnelle, trio de solistes virtuoses : pour ce qui pourrait être sa dernière apparition au cinéma, Daniel Day-Lewis compose un personnage tendu dont la volonté de contrôle permanent éblouit quand il vacille, enchante quand il sourit, bouleverse quand il se relâche. Vicky Krieps habite Alma d'une puissante volonté de vivre et de lutter. Figure à la beauté antique et aux assises terriennes, elle donne à la passion amoureuse la plus belle des incarnations. Lesley Manville, enfin, d'une élégance folle, assoit son pouvoir par un simple regard, un demi rictus, une phrase lancée avec une intrépide assurance.


Immédiatement classique dans le sens d'intemporel, puissant en enlevé, succession de séquences plus admirables les unes que les autres, Phantom Thread s'impose déjà comme l'un des grands films de l'année.

pierreAfeu
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le 23 févr. 2018

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