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Saul Bass est principalement connu pour son métier de graphiste. L’homme qui a opéré la transition des génériques depuis des cadres strictement statiques, dans une pure forme de pragmatisme permettant à la fois d’insérer les crédits et de laisser aux spectateurs le temps de prendre place dans la salle, vers des composantes à part entière des films en les animant, immergeant d’entrée de jeu l’audience dans l’ambiance tonale et narrative du film. A son palmarès, quelques Hitchcock, Wise, Scorsese, ou Kubrick. Rien que ça. Mais il est aussi le réalisateur d’un unique long-métrage, Phase IV, et il y apporte toute sa réflexion sur la représentation du sensoriel épuré.
Son film est celui d’un premier contact avec une espèce que l’on pensait familière car terrestre, les fourmis, qui sont ici traitées comme des entités toute droit issues des horreurs cosmiques lovecraftiennes. La narration y est déroulée comme un protocole scientifique, décrivant les différentes phases d’observation alors que la caméra vient apporter un aspect documentaire à l’ensemble, filmant les insectes au plus proches grâce à la maestria du photographe animalier Ken Middleham embauché à cet effet. S’enchaîne alors un jeu d’échelles sur les paysages et les êtres représentés, passant de notre humanité connue et pourtant étrange (l’installation scientifique s’apparentant à une base lunaire), aux sombres tunnels arpentés par la colonie expansive.
Par cette approche mêlant réalisme et science-fiction, Bass aborde la théorie de l’émergence, qui consiste à dire que le tout est plus que la somme des parties, se basant sur le monisme, l’unité indivisible de l’être. Pensez à l’harmonie des choses les plus insignifiantes dans un tout englobant, l’esprit d’essaim, la toile biologique connectée de Eywa dans Avatar, ou même, pour les gamers, des mécaniques propres aux immersive sims où les différentes règles qui régissent l’environnement permettent au joueur d’établir de nouvelles façon de les exploiter. Face à cette façon d’exister qui dépasse l’entendement humain, c’est bien l’hubris de ce dernier qui le conduira à sa perte. Le déni d’une conception de la vie faite d’une amalgame de pièces formant un tout qui transcende ses composantes, un écosystème qui nécessite chacun de ses chaînons pour fonctionner, est une aberration logique et spirituelle qui mène inéluctablement à l’auto-destruction. Une inadéquation de la pensée qui résonne dans le désastre écologique qui galope, dans le pessimisme latent des années 70 exaltées par une révolution des moeurs contre la doxa liberticide menant à des conflits absurdes comme le Vietnam, et dont la finalité d’un monde post-humanité semble fatidique.
Saul Bass livre une œuvre profondément dérangeante, qui, loin d’être la série B horrifique que son manque de succès laisse entendre, pose des questionnements intellectuels fascinants. Quel dommage que la fin alternative, qui part dans des visuels grandioses et hallucinés, n’est pu être intégrée au montage final, tant elle vient enfoncer le clou dans le cercueil avec une dextérité bienvenue. Phase IV est une pépite méconnue qui mérite toute votre attention, tant pour son image singulière que pour sa portée philosophique.