Le phoenix, c'est cette créature qui renaît de ses cendres. Le phoenix ne connaît la mort que partiellement, quand elle le consume la première fois. Il a l'ingénuité de la jeunesse, de ceux qui épousent la vie à tâtons – se laissant guider par une lumière encore inconnue – et la sagesse des anciens, de ceux qui la connaissent déjà tant. Le phoenix défit la mort tout en faisant d'elle la preuve-même de sa nécessité : mettre en avant la préciosité de ce qui la précède, et entraîner un nouveau départ. Le phoenix connaît un retour à la vie, celle qu'il a connu, et celle qu'il peut encore régir. Il n'est ni tout à fait le même, ni tout à fait différent. Il est l'habile équilibre entre ce que nous connaissons et ce qui nous est étranger, l'Autre. Et il n'est ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant.


Dans ce film, c'est exactement ce dont il est question – tout est dans le titre ? – : la renaissance après la mort. Une mort concrète, puisque tout conjure à croire (mis à part pour nous, spectateurs) que Nelly ne reviendra pas, et une mort plus indicible, intérieure et psychologique, engendrée par la présence fantomatique de cette-dernière, qui n'est plus rien.


Le film est intéressant dans ce qu'il propose de montrer des horreurs de la Shoah, c'est-à-dire ce qui l'a suivie, juste après. Il ne montre pas la monstruosité nazie, basée sur un mécanisme de déshumanisation totale de l'être humain, mais, justement, les conséquences de cette déshumanisation sur une individue, et ce vers quoi elle voulait mener. Au même titre que la ville réduite en miettes par les bombardements, Nelly est réduite à une silhouette méconnaissable, autant physiquement que psychologiquement : conséquences abominables de la guerre.


Car en effet, Nelly revient défigurée d'Auschwitz. Elle-même ne peut se reconnaître dans le miroir. Elle a laissé le corps, l'enveloppe qui la définissait concrètement, dans la misère inhumaine du camp. La Shoah se lit dans les traits de son visage, et la marquera à jamais. Comme tous les Juifs qui sont eux aussi revenus, Nelly n'est plus capable de se définir en tant que personne, de dire qui elle est. La Shoah, c'est un massacre de masse, mais aussi la question de savoir ce qu'il reste de l'Homme quand tout ce qui le définissait en tant qu'individu à part entière, en tant que citoyen, lui a été pris. Quand son identité a été sommairement remplacé par une suite de chiffres inscrits sur un poignet.


Car qui est-elle, Nelly ? Les seuls vestiges de sa vie passée étant son nom et quelques photographies ternies par le temps, que lui reste-il à contempler si ce n'est un vide incommensurable et un chagrin infini causés par l'absence totale et définitive de repères, si ce n'est une place promise en Israël, pays lui-même en (re)construction ?


Son passé, l'existence qu'elle a mené avant la guerre nous sont étrangers. De-même pour ce qu'elle en a vécu, de la guerre, et de son expérience indéfinissable des camps de concentration. Rien ne nous est directement explicité, si ce n'est les marques sur son visage et un numéro de matricule comme un souvenir meurtri et indélébile pour toujours gravé dans sa peau. Son visage ne permet pas qu'on la reconnaisse, mais le tatouage sur son avant-bras promet de lui rappeler ce qu'elle a été, juste avant que tout ne bascule, comme une preuve intemporelle, comme le phoenix qui défit la mort.


Tout le film se construit sur ce principe méthodique de suggestion entière du passé par ses conséquences sur le présent, d'évocation de l'horreur par l'observation délicate d'un quotidien qui en découle. Nous apprenons à deviner, à lire entre les lignes et les gestes, sans que les clés ne nous soient réellement livrées. Et c'est de par le concept même du scénario – une femme rentre des camps de concentration, apprend que son mari l'a dénoncé, et feint d'être quelqu'un d'autre pour pouvoir jouer son propre rôle suite à la demande de ce dernier sans que personne ne sache que c'est vraiment elle – que nous apprenons à connaître Nelly, qui elle était avant que l'histoire ne soit racontée.


Apprendre à connaître un personnage alors que lui-même réapprend à se connaître, pas à pas, dans une mise en scène d'une subtilité ravageuse et d'une élégance lapidaire. Connaître son passé à partir du présent, ou serait-ce connaître son futur à partir du passé ? Car, finalement, si l'on ne voit pas le passé de Nelly, c'est certainement pour mieux percevoir son futur. Et, à ce stade, quand plus rien n'a demeuré et que votre vie antérieure n'est plus, l'avenir n'est-il pas tout ce qu'il vous reste ? Renaître de ses cendres pour mieux se retrouver.


Métaphore et mise en abîme bouleversante de l'expérience de millions de survivants, la situation dans laquelle se retrouve Nelly illustre, imbriquée théâtralement, le retour à la vie après l'horreur, un cycle implacable et douloureux : réapprendre à vivre, assumer une existence que l'on a pas forcément envie de poursuivre au travers d'habitudes auparavant quotidiennes, rejouer, encore et encore, son rôle pour mieux se le réapproprier. Traîner ses cicatrices et blessures sous le masque trompeur d'une réadaptation qui n'est pas totalement possible. Faire semblant.


Dernière séquence du film, paroxysme abasourdissant d'une histoire menée tout en finesse, et dont la fin l'est encore plus : pas de dialogues mais des regards d'une sensualité à fleur de peau qui disent tout du malaise, de la honte, et de l'amour brûlant sous le mensonge, puis cette voix qui s'envole et s'approprie les mots d'une autre, reconnaissable, elle, comme le chant inoubliable d'un oiseau qu'on croyait disparue, mais qui resurgit. Ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant.

Lehane
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le 12 mai 2015

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