De la formation classique de Pink Floyd (après le départ de Barrett), on ne possède aucun concert filmé en intégralité, pas même de la tournée The Wall dont on sait pourtant qu’un film existe. Nous n’avons que différentes images éparpillées de leurs différentes tournées. C’est pourquoi ce documentaire est précieux. En octobre 1971, Pink Floyd a déjà 5 albums à son actif et a terminé Meddle qui sortira à la fin du mois, un de leurs chefs d’œuvre. Toujours en quête d’innovation, le groupe demande au réalisateur Adrian Maben de les filmer lors d’un concert sans public dans les ruines de l’amphithéâtre de Pompéi. « Une sorte d’anti-Woodstock » selon les termes de Maben, une expérience comme l’appelle les membres du groupe, misant sur la qualité sonore obsessionnelle du groupe, plutôt que « les réactions du public ». Les prises de vues sont réalisées du 4 au 7 octobre. Puis de nouvelles sessions sont enregistrées du 13 au 20 décembre à Paris pour compléter le tournage de Pompéi qui a subi quelques problèmes techniques. Une première version du film sort en salles en 1972. Elle dure 60 minutes et comporte uniquement les images du groupe jouant à Pompéi et Paris (avec des images de Pompéi diffusé derrière sur un écran). On différencie facilement les deux sessions par le visage de Richard Wright, barbu à Pompéi et glabre à Paris.
Une seconde version sort en 1974 avec 20 minutes supplémentaires montrant Pink Floyd en studio à Abbey Road durant l’année 1972 (et son fameux passage piétons bien sûr !). Le groupe vient de commencer les sessions de The Dark side of the moon et on assiste en direct à l’enregistrement de On the Run, Us and Them et Brain Damage, là c’est absolument passionnant. Sur ce dernier morceau, David Gilmour joue des solos de guitare qui ne seront pas retenus dans le mixage final de l’album. En 2002, la version dite director’s cut sort en DVD. D’une durée de 91 minutes, elle contient en plus des séquences en images de synthèse représentant l’espace, Pompéi et sa destruction par les laves du Vésuve, ainsi que des images provenant d’Abbey Road (à la cantine pendant le déjeuner…) et des missions Apollo. Les musiciens sont en plus interviewés entre les morceaux, évoquant leur travail de groupe, leur volonté de ne surtout pas sonner comme les autres groupes. Leur humour est aussi bien présent, on a souvent eu tendance à les réduire à un groupe ultra-sérieux, parfois à la limite de l’ennui pour leurs détracteurs. Mais leurs réponses à certaines questions montrent un humour très british, pince-sans-rire et qui explique aussi certains morceaux. Ils jouent Mademoiselle Nobs, un blues classique, accompagnés par…une chienne ! Il ne s’agit pas comme on pourrait le penser de la chienne de Claude Nobs, fondateur du Festival de Montreux et ami du groupe mais celle de Madona Bouglione (fille du fondateur et directeur du cirque d’hiver Alexandre Bouglione, et donc petite-fille de Joseph Bouglione). C’est court et drôle mais les le morceau a été descendu en flèche par des critiques de l’époque, vu comme du remplissage. Non, c’est juste du 2nd degré, une blague, plutôt rare, c’est vrai, dans leur discographie.
Quelles que soient les versions, même si les séquences en studio offrent beaucoup d’intérêt comme témoignage de la genèse de l’album chef d’œuvre à venir, le clou du spectacle reste tout de même cette prestation live de Pink Floyd dans un cadre hors du commun. Pas vraiment un concert, mais une heure de musique sans filet et sans overdubs. Seuls les quatre musiciens, au milieu de ces ruines magistrales, et jouant en osmose avec les éléments, entre le passé antique de Pompéi et le présent du XXe s. Comparé par le réalisateur à du Dieu grec de la guitare (Apollon ???) en superposant leurs images, Gilmour délivre dans Echoes des solos à la hauteur de son talent. Et ce guitariste exceptionnel confirme également ses talents de chanteur en mariant sa voix avec celle de Wright pour un duo vocal au sommet. Le claviériste complète parfaitement le chanteur-guitariste, à la fois par les harmonies vocales, et des sonorités de piano et d’orgue parfois venues d’ailleurs. C’est l’occasion de se souvenir que Wright était aussi un excellent vocaliste. Waters, sobre et relativement discret, n’a pas encore sombré dans l’autoritarisme mégalomane (ça viendra bientôt…) et il assure la cohésion du groupe en même temps que des parties de basse simples mais efficaces. Il emprunte même la Black Strat de Gilmour sur Mademoiselle Nobs, tandis que le guitariste officie à l’harmonica. Enfin, Mason montre sa maitrise de la batterie sur les rythmes effrénés de One of these days et Syncopated Pandemonium (deuxième mouvement de A Saucerful of Secrets). Sa prestation est restée célèbre notamment pour avoir perdu une baguette à deux reprises (dans One of these days et dans Echoes) sans que cela perturbe le rythme le moins du monde ! Le batteur est plus qu’à l’honneur sur One of these days. On ne voit quasiment que lui à l’image, pour la simple et bonne raison que les autres bobines ont été perdues, et que seules les caméras pointées sur Mason ont été sauvegardées. Les morceaux de cette prestation à Pompéi existe en CD dans le coffret The Early Years 1972, remasterisé en 2016 : 5 titres + une prise alternative de Careful with that axe, Eugene.
Ce Live at Pompeii représente vraiment une charnière dans la carrière de Pink Floyd. Pas encore devenu le mastodonte qu’il sera à peine 2-3 ans plus tard, le groupe joue encore dans un style post-psychédélique avec une approche toujours expérimentale mais commence à s’en éloigner pour aller ailleurs. A saucerful of secrets offre l’occasion à Gilmour de triturer sa guitare comme jamais, tandis que Wright martèle son piano, que Waters s’acharne sur le gong, et que Mason n’en finit plus de frapper ses fûts. Le final du morceau tire plus vers le prog presque symphonique, dans une apothéose entre les claviers de Wright et la voix de Gilmour. Ce dernier sait tout aussi bien chanter d’une voix puissante ou éthérée, que distiller une atmosphère mystérieuse comme dans le lancinant Careful with That Axe, Eugene. Ambiance planante que vient rompre Waters par son cri strident et toujours aussi terrifiant. Des morceaux qu’on trouvait déjà dans le disque live de Ummagumma, et qui appartiennent donc à la « première période » du groupe. Mais on sent un changement, une mutation… Si Atom heart mother marquait déjà la transition entre les sixties et seventies, mettant fin en quelque sorte au versant le plus psychédélique et expérimental du groupe, cette fin d’année 1971 annonce clairement les grandes heures du Floyd. Quand il joue le morceau en ce début du mois d’octobre à Pompéi, le groupe n’a pas encore sorti Meddle où figure la version studio de Echoes. Il arrivera dans les bacs quelques semaines plus tard. C’est donc presqu’un « inédit », au moins pour l’équipe de tournage. Cependant, cette pièce épique était en gestation depuis plusieurs mois, et était déjà jouée en concert depuis quelques mois. D’abord appelée Nothing (« rien »), puis The son of nothing (« le fils de rien ») et enfin The return of the son of nothing (« le retour du fils de rien ») en forme de boutade, cette suite de plusieurs idées musicales trouve son aboutissement en une longue symphonie rock. Mais à la différence de Atom heart mother, le morceau Echoes comporte une partie chantée, et se joue uniquement avec le groupe, sans apport extérieur d’orchestre ou de chorale. Une pièce sublime qui préfigure l’apogée de Pink Floyd dans les années 70, de The Dark side of the moon à The wall. Divisé en deux parties dans le film d’Adrian Maben, au début et à la fin, c’est la pièce maîtresse de cette prestation, toujours jouée par Gilmour dans ses concerts mais pas Waters. Un David Gilmour qui est revenu à Pompéi en 2016, mais cette fois pour jouer devant un public. Le concert a été filmé. Un nouveau chef d’œuvre existant en DVD qui rappelle évidemment ce film originel. Dans les réponses qu’ils font lors des interviews filmées par le réalisateur, on sent bien que des failles, des tensions sont de plus en plus présentes. Chacun des musiciens y fait allusion, pour les minorer mais elles sont bel et bien là et ne vont cesser de se creuser avec le succès phénoménal de Dark Side. A la question de savoir comment éviter que ces tensions ne divisent le groupe, Gilmour répond laconiquement : « Ne pas aborder les sujets trop sensibles ». Wright raconte que « Beaucoup de choses ne sont pas dites entre nous ». Quant à Mason, lui, il envisage tout en ne le souhaitant pas, qu’un des membres finisse dans le futur par quitter Pink Floyd, jugeant une carrière solo plus profitable…Hautement prémonitoire.