Les montagnes hallucinées
Ayant loupé ce film sur Arte il y a quelques années dont le pitch et quelques extraits m’avaient fasciné je le regarde enfin après avoir retrouvé ce fichu titre (encore merci à Irishman), c’est donc avec un certain enthousiasme que je m’y suis plongé, armé de la plus grande attention, et je dois dire que je ne regrette pas le temps perdu, car il répond à absolument toutes mes attentes, pourtant j’avais une certaine crainte d’avoir fait fausse route vis à vis de l’histoire et ce qui en découlait, je voulais du mystère et du mysticisme, et dieu sait que j’en ai eu, génial !
1900, les élèves d’une école privée partent en pique-nique au pied d’un immense rocher volcanique réputé comme dangereux si on s’y aventure de trop près, quatre jeunes filles vont outrepasser cet ordre et trois d’entre elles en plus d’une de leurs enseignantes vont disparaitre au sommet du pic. Après diverses recherches durant une semaine une seule sera retrouvée vivante, mais totalement amnésique.
Ce qui frappe déjà c’est l’ambiance poétique et cette sensibilité esthétique qui se dégage du film, le réalisateur Peter Weir dresse un tableau dès les premières minutes pour nous faire partager cette histoire (tirée d’un fait divers ?), une véritable rêverie, celle de l’adolescence tiraillée entre leur condition étriquée et cette volonté de s’en échapper inexorablement. C’est de par cette montagne mystérieuse que ces filles vont tenter d’atteindre cet objectif, comme aspirées par les hauts sommets, elles s’abandonnent à ce pouvoir magnétique, transfigurées en nymphes se désinhibant sous la directive d’un culte invisible et silencieux, les reptiles les entourent et des tambours étouffés par le vent retentissent, l’envoutement est total. Le degré de surnaturel est palpable et les plans de ces rochets menaçants en contre plongée semblent nous indiquer que quelque chose de terrifiant est en oeuvre, c’est très clairement cette première demi heure qui donne au long métrage sa puissance, le mystère reste entier, et Weir ne cherche à aucun moment à nous éclairer, une montre qui s’arrête, un nuage rouge, des poésies déclamées, tout transpire le mysticisme et le reste du film tentera d’y chercher et trouver des réponses, en vain, et c’est tant mieux.
Nous suivons ensuite plusieurs personnages comme ces deux garçons qui ont entr’aperçu les jeunes filles sur le chemin de leur expédition avec des yeux énamourés, ils n’arrivent à s’enlever leur image de leurs esprits, ils partent à leur recherche et l’un d’eux retrouve l’unique survivante, Irma, qui ne pourra en rien établir une quelconque explication; la directrice de l’établissement qui semble elle davantage tourmentée par des soucis logistiques et économiques, sorte de figure austère et imperturbable, tout ce qui représente l’obstacle à la liberté individuelle et spirituelle de cette jeunesse en mal d’émancipation; Mademoiselle de Poitiers restera le seul et unique relai bienveillant.
La narration use de subtilité de temps à autre, notamment lors d’une séquence qui m’a beaucoup plu où un horticulteur démontre à un type cherchant à tout prix une logique à ce mystère que parfois il n’y a aucune réponse et qu’il ne faut pas chercher à en trouver, le tout en faisant réagir une plante, ce qui met en relief le fond du film, que la nature garde bien des secrets imperceptibles et surprenants.
La bande son de Bruce Smeaton joue un rôle important en orchestrant de douces mélodies mélancoliques, le thème musical est entêtant, reflétant la douceur et la beauté des paysages et des fantômes planants autour, tout semble nous faire ressentir une sorte de quiétude, nous dire qu’il ne faut s’attrister de ces disparitions, que l’absolue frontière est immaculée. La dernière partie du film sombre pourtant dans une cruelle fatalité face au machiavélisme de la directrice, sans doute à bien des égards le personnage central par son influence qui n’aura de cesse que de faire en sorte à ce que rien ne change dans ce rouage rigoriste, à ne pas retenir les leçons et les appels au secours, on pourrait la comparer à l’infirmière en chef Miss Ratched dans "Vol au dessus d’un nid de coucou" ou la mère des soeurs Lisbon dans "Virgin Suicides" (le film de Sofia Coppola a d’ailleurs été grandement influencé par celui de Peter Weir), la fin est inexorablement tragique mais laissant tout de même un sentiment doux et onirique.
"Pique-nique à Hanging Rock" est bel et bien un grand film, énigmatique, occulte, romantique, poignant et rêveur avec une mise en scène absolument impeccable, un conte australien où le visage angélique de cette jeune fille blonde reste comme un portrait iconique gravé en mémoire, celui d’une jouvence éternelle dans un monde rigide et ostracisé, cette porte rocheuse vers l’au-delà suggérant l’extase garde elle tous ses secrets.