Il y a des films que l'on a l'impression d'avoir attendu toute notre vie et qui, dès lors qu'on les voit, apparaissent comme une révélation, comme s'ils comblaient un vide. Pique-Nique à Hanging Rock, j'ai l'impression de l'avoir fantasmé. Des visions mentales, nébuleuses et évasives, me sont venues peu de temps après la découverte d'un autre film choc, étrangement.
Virgin Suicides. Je ne fus donc pas étonnée de découvrir que Sofia Coppola s'était elle-même inspirée du film de Peter Weir pour son premier film qui, rétrospectivement, apparaît comme un véritable hommage. J'avais imaginé son prolongement, une colorimétrie solaire, des touches végétales jaune-orangées, une époque révolue et un lieu reculé.
Les deux œuvres se font écho sur bien des points : la photographie, crépusculaire, que j'assimile immédiatement à la couleur jaune ; l'atmosphère délétère et onirique ; de jeunes garçons obsédés par une bande de filles-fantômes disparues ; un désir de fuite né dans un monde sclérosé ; et l'absence totale de réponse. La scène de lecture de poèmes au milieu des champs de blé de Virgin Suicides semble même être une référence volontaire.
Le regard fixé au-delà des fenêtres, des adolescentes diaphanes rêvent d'ailleurs. Et Miranda, comme Lux, semble détenir une sagesse qui dépasse ses comparses. Elle sera, symboliquement, la chef de fil de la disparition : en vérité, elles n'auront toutes fait que fuir leur condition, « elle savait qu'elle ne reviendrait pas ». L'inexplicable fascination qu'inspire Miranda (comme Lux) demeure bien après qu'elle n'apparaisse plus à l'écran, et bien après que le générique de fin : c'est l'histoire d'un spectre intangible qui, bien qu'absent, ne disparaît jamais.
Miranda, déjà, apparaît désindividualisée : elle est un peu la somme de fantasmes de ses camarades – qui la vénèrent, l'une d'elle en étant même amourachée – et même ses professeurs ne parviennent pas à la cerner (Mme de Poitiers dira qu'elle « a enfin compris, que Miranda est un ange de Botticelli »). Ses longs cheveux blonds, son visage de nymphe, sa voix cristalline et son silence rassurant obsèdent personnages comme spectateurs, qu'elle revient hanter inlassablement. Les plans lascifs sur son visage, la surimpression se sa silhouette sur des paysages naturels, la hissent en beauté canonique et sensuelle.
Pique-Nique à Hanging Rock apparaît comme une résiliation : nous ne pouvons pas tout expliquer. L'absence de réponse, qui nimbe les images d'un mystère envoûtant, est sa force. Comment les filles ont-elles disparues ? Sont-elles mortes ? Où sont-elles allées ? Et ce rocher, comme une force surnaturelle, incarne tout ce que nous ne saurons jamais du monde. Elles se sont juste évaporées.
C'est aussi la résiliation d'une population, européenne et colonisatrice, terrifiée par une nature et une culture qui lui sont inconnues : la menace, soutenue par un suspens grandissant à mesure que les filles gravissent les rocks, qui aura tôt fait de dévorer la descendance d'une aristocratie bientôt dépassée et médisante, et à laquelle les enfants échappent, littéralement.
Le rocher, image phallique, qui attirent d'innocentes jeunes filles le jour de la St. Valentin, irrémédiablement attirées par lui, transcendées, à moitié dévêtues alors qu'elles atteignent son sommet : la figure virginale, appuyée par les robes blanches et immaculées, souillée et pervertie.
Pique-Nique à Hanging Rock est un songe éveillé, absorbée par les images, hypnotiques et picturales à souhait – qui prennent l'apparence de tableaux impressionnistes – j'en suis à chaque fois ressortie bouleversée et engourdie : comme après un rêve qu'on n'a pu saisir mais qui semblait déceler un secret tragique. Les mots mêmes ne peuvent figurer la beauté pure de cette œuvre inclassable, flottement onirique, mystère insoluble.