Tout cinéphile qui se respecte doit un jour se frotter au cas Jacques Tati. Le type incontournable, l’orfèvre, le génie millimétré, le grand alchimiste du son.
Playtime, film somme et film maudit, gouffre insondable de sa carrière, force en effet l’admiration.
Monument allées
Monumental, le film l’est sur tous les plans. Par son décor tout d’abord, reproduction grandeur contre nature de l’architecture des années 60, écho direct aux fameuses Choses de Perec, éloge de la glaciation consumériste ou le bleu des façades reflète le gris du bitume, univers aussi fascinant que carcéral qui contient une comédie humaine de fourmis dépourvues de langage, auquel se substitue un travail maniaque sur le son qui rythme cette machine bien huilée. Héritier de Metropolis et des Temps Modernes, Playtime poursuit cette réflexion sur la désincarnation de l’homme moderne en milieu urbain, pris dans la frénésie de la cadence industrielle.
Les fleurs du mall
Mais à la différence du pessimisme de la dystopie de Lang ou de la figure clownesque du rebelle Chaplin, Tati prend le parti de chorégraphier ce réel pour en faire surgir le beau. Saturés et construits avec un sens du détail pathologique, ses tableaux s’imposent à la manière de ces albums de jeunesse où la double page illustrée sans texte peut offrir à l’enfant des heures de contemplation. Filmé en 70mm, le film propose un parcours nouveau du regard : il ne s’agit plus de suivre un récit linéaire, mais de parcourir à sa guise, au fil de sa curiosité, une succession de plans d’ensemble dans lesquels on sera libre d’isoler des fragments de sens : telle construction de profondeur, tel écho dans le placement des personnages, tel jeu de couleur, telle synchronisation rythmique.
Sage against the machine
Foin de discours : pas de parole, des mouvements. Pas de douleurs individuelles, mais une masse qui bouge et une musique qui progressivement emporte la foule dans un cadre trop neuf pour y résister, les cloisons craquant sous la pression du divertissement. Nulle dénonciation explicite, mais un jeu avec les obsessions d’une époque que l’alchimiste un peu timbré transforme en poésie : la transparence, l’innovation technologique, les néons, le trafic, autant de figures de style sur la partition de sa symphonie visuelle.
…and God is empty, just like this.
On peut rédiger des thèses entières sur la richesse de Playtime, et elles existent assurément. On peut dire à quel point l’œuvre est inépuisable, certains doivent, j’imagine, le revoir avec un plaisir sans cesse renouvelé.
J’y suis pour ma part totalement indifférent. Face à ce splendide écrin, je reste dans l’attente d’une chose unique : un contenu. Cette forme splendide de maitrise dynamite volontairement les paramètres traditionnels du langage, du récit ou de la progression au profit d’un renouveau que nombre de cinéphiles saluent légitimement et avec lucidité comme un coup de génie.
Pour ma part, ça ne prend pas. Je ne ris pas, cette maitrise malade m’indiffère, je ne parviens pas à trouver une cohérence à cette dilatation du temps qui semble totalement arbitraire (qui plus est lorsqu’on apprend que la première version du film devait excéder les trois heures) et mon ennui qui pourrait refléter l’atmosphère anxiogène de cette société désincarnée n’est qu’un ennui de spectateur frustré.
Playtime ne semble obsédé que par un seul objectif : exhiber sa propre forme, certes virtuose.
Face à ce monde où tout se meut, homme et femmes, sans âmes, rien ne m’émeut.