Une imagination débordante finit par... déborder

La sincérité est une qualité indéniable pour n'importe quel artiste, et qui doit animer chacune des œuvres qu'il crée. Elle reçoit d'ailleurs souvent un écho chez le spectateur, qui considérera la plupart de temps que si les intentions sont bonnes, le résultat ne peut être en dessous d'un certain niveau. En témoignent les touchants nanars, et leur succès plus ou moins grand face à un public prêt à pardonner une médiocrité parfois virulente pour toucher du doigt les intentions d'un réalisateur persuadé de livrer son chef d'oeuvre.


Jodorowsky incarne parfaitement cette idée. Ce personnage, avec son accent chilien, son sourire constant, et sa gestuelle grandiloquente, communique une sincérité qui n'aura aucun mal à faire ressortir l'artiste enfantin qui sommeille chez vous. Pour preuve, le documentaire Jodorowsky's Dune, aussi frustrant que fascinant : un imaginaire se développe, et Alejandro parviendra sans mal à le partager avec le spectateur.


Il retentera l'expérience avec ce Poesía sin fin. En utilisant une certaine forme de surréalisme, frontale et grossière (sans être péjoratif), le réalisateur tente de faire ressentir son autobiographie à son spectateur. Il ne nous raconte pas son histoire, mais plutôt l'histoire de ses sentiments, de comment il a pu percevoir les événements qui ont constitué sa vie. Un partage d'imaginaire, donc, entre le réalisateur et celui qui le sonde à travers son film, qui fait plaisir à voir, ou plutôt à ressentir.


Mais rapidement, l'équilibre se défait. Si la sincérité que dégage le film en fait un objet original et plaisant, il s'agit également de sa plus grosse limite. Car Alejandro saute à pied joint dans le piège de l'autobiographie : le recul de la part de l'auteur étant minime, rapidement, on peine à trouver une véritable ligne directrice à cette vie (à part que la poésie, décidément, c'est vraiment super). Les longueurs s'accumulent très tôt, le réalisateur ne sachant faire la différence entre une scène utile au film, et un événement l'ayant marqué personnellement.


On en attendait pas moins de la part d'un homme dont la respiration même semble basée sur une vision totalement artistique du monde. Cette vision qui l'aidera d'ailleurs à sortir ses plus grands films, dont La Montagne Sacrée, monument du surréalisme au cinéma. Mais ici, c'est bien cette vision qui est de trop.


Alejandro nous raconte sa vie, et le scénario, réduit à un synopsis, n'a d'ailleurs rien d'étrange. Les caractéristiques du cinéaste ne se voient que lors du visionnage du film. Mais une différence entre Poesía sin fin et La Montagne Sacrée joue énormément dans l'appréciation de ces deux œuvres. Lorsque La Montagne Sacrée utilisait le surréalisme pour témoigner de la vision de l'auteur, jouait un rôle de guide pour le spectateur, Poesía sin fin peine à l'utiliser pour autre chose que pour surligner des choses déjà présentes dans le scénario, et ainsi rendre cette poésie somme toute assez superficielle. Exemple : au début du film, lorsque "Alejandrito" souhaite s'émanciper de sa famille, il le fait en réalité deux fois. Il coupe son arbre généalogique, puis explique ses intentions à sa famille.


Très vite, le sentiment de voir chaque scène deux fois en une invite l'ennui à la fête. À cela s'ajoute le fait que le scénario ne suive qu'un fil ténu, et ainsi le film prend des airs de délire personnel difficilement pénétrable. Il s'agit sans doute du film le plus sincèrement réalisé jamais produit (crowdfunding, autobiographie, acteurs familiaux etc.), et de ce fait peut être du meilleur film de tous les temps. Mais en tant que spectateur, je ne peux que constater un ennui (que j'ai connu bien pire chez tellement d'autres, ne soyons pas mauvaise foi), et garder un souvenir sympathique d'un réalisateur qui me touchera de toute façon rien que par sa façon d'être, d’interagir, et de créer.


Jodorowsky est un grand, car il s'agit là sans doute du meilleur mauvais film que j'ai pu voir de ma courte vie cinéphile.

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le 7 oct. 2016

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Mayeul TheLink

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