La première héroïne du film est la Dodge Challenger V8 de 1970 blanche, éblouissante, sidérante

C’est un film culte des années 70, qui n’a pas été assez vu par le grand public, mais qui a une grande réputation auprès des revues de cinema. Je l’avais beaucoup aimé lors de sa sortie. En le revoyant après 40 ans, il est tout aussi bon et sympathique et il semble encore, à la réflexion, très représentatif d’une variété des contestations des années 70 (l'une d’entre elles, car il y en eut de très diverses). Il est moins désespéré qu’il n’a semblé à beaucoup.

Certains commentaires parlent des films comme s’ils étaient des dissertations ou des mises au point sociétales catégoriques sur les travers, les impasses et les abus sociaux d’une époque ou d’un pays. Mais les films sont les résultantes de plusieurs volontés et actions, en partie artistiques et en partie commerciales. Le formatage du produit livré les met en synergie apparente mais il est souvent contradictoire.

On peut mettre de l'emphase sur un des éléments de contexte social et politique, l'élever au-dessus d'autres, alors qu'il n'est qu'un de ses repères standardisés, courant à cette époque, ou même un de ses clichés.

Ou bien les éléments de contexte peuvent être insérés à l’histoire sur un mode riche, subtil et nécessaire, comme ici.

Pour  ce film donc, il y a la rencontre de plusieurs talents. Richard Sarafian est un réalisateur dont les autres excellents films d'une période féconde pour lui, celle de 1971 à 1973 sont Man In the Wilderness, le Convoi Sauvage, 1971
et The Man who Loved Cat Dancing, Le Fantôme de Cat Dancing, 1973. Chaque fois, il introduit de l’insolite dans un film de genre. Le scénariste Guillermo Cain (Cain, diminutif de Cabrera Infante) fut un grand écrivain cubain, pro castriste au début puis il s'exila. L’histoire est de Malcom Hart, un producteur underground. Et il y a le directeur photo John Alonzo.

D’abord, le film est  très beau, par son mouvement qui emporte les images, les paysages et les couleurs, traversées dans tous les sens par la première héroïne du film, la Dodge Challenger V8 de 1970, blanche et éblouissante, fonçant, sautant, virant, poussiéreuse, maculée, amochée et toujours sidérante de vitesse. 

En second lieu, la narration est excellente.

D’abord on ne comprend pas bien ce qui se passe avec ce chauffeur bourru (joué par Barry Newman) qui décide de livrer une commande, la Dodge, en seulement 15h de route de Denver à San Francisco et qui commence pour cela à cumuler des infractions énervantes pour les policiers  : c'est un pari ? Mais on devine que ce n’est pas seulement ça. Peu à peu, de courts flashbacks situent le personnage : c’est un ancien "héros du Vietnam", de retour en 1964 (et donc un revenu de la toute première période vague américaine, celle des conseillers) ; puis il fut policier, révoqué pour s'être opposé à un collègue violeur ; puis un cascadeur.

Mais surtout il est veuf, ayant perdu sa femme tragiquement (une surfeuse qui s’est noyée). S’il y a un fond désespéré dans le personnage, il résulte clairement de la perte de son amour et non du contexte social.

Le côté transgressif de son parcours automobile met à mal le prestige des forces de l'ordre mais ce ne sont que "des infractions mineures" dans les trois Etats traversés (ce que dit bien un officier de police du Nevada a un autre de l’Utah). Il n’est pas nihiliste : il vérifie toujours que les accidents provoqués dans les interactions avec ses poursuivants n’ont tué personne. 

C’est cette éthique étrange que ressent Super Soul, le DJ de la station radio (Cleavon Little) qui devient le porte voix de ses auditeurs américains qui considèrent cette échappée hors norme comme celle du "dernier homme libre d’Amérique". Mais Super Soul ressent aussi que le parcours de cet homme lui échappe et qu’il y a là un désespoir singulier qui sidère aussi bien les conservateurs hostiles et dérangés par cette provocation routière que la foule bienveillante de ses auditeurs. S'il n’est pas compris par les flics et les lyncheurs qui le haïssent, il ne l’est pas non plus par les badauds, les marginaux et ceux qui en font un héros libertaire antisysteme.

Au terme de plusieurs rencontres avec des personnages hauts en couleurs mais non manichéens (un chauffard en Jaguar qui est quand même beau joueur ; un chasseur de serpents dégourdi mais arriéré - Dean Jagger comme on ne l’a jamais vu, son meilleur rôle ; des chrétiens rockers mais sectaires ; un couple d’homosexuels maniérés mais violents ; et y compris une jeune femme qui se donne à lui mais qu’il refuse) il comprend enfin d’où lui vient la tendance suicidaire qui l’anime depuis la mort de sa bien aimée. Il l’assume et son visage semble enfin heureux quand il fonce dans le barrage de tracteurs californien. C'est celui d'un homme qui rejoint sa belle endormie pour toujours, pas celui d’un militant désespéré par la lutte des classes aux USA.

La tonalité de ce film est assez proche, avec sa narration élégante d’une histoire singulière dans le contexte des années 70, d'un autre film subtil, ironique et mélancolique sorti en 1969, Promenade avec l’Amour et la Mort de John Huston. 

Last but not least : on se souviendra d'un plan du début, énigmatique, où la voiture blanche croise une voiture noire, un plan qui se fige puis redémarre avec la volatilisation de la blanche (le Vanishing Point ?). Il inaugure le premier flash back. A la fin, ce même plan revient et il inaugure alors la derniere course de la Dodge, suicidaire. Cette beauté, le mystère de ces plans, ce doute, c’est l'irréductible magie du cinéma.

Michael-Faure
9
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le 5 oct. 2024

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