Dans un Japon ravagé par la guerre, la destruction du tissu économique et l'occupation américaine vont avoir deux conséquences (in)attendues : le marché noir comme économie du quotidien et l'essor de la prostitution, moyen de subsistance pour des familles entières et de divertissement pour les GI's stationnés dans l'archipel. Ces deux activités très lucratives, auxquelles s'ajoute l'attribution des marchés pour la reconstruction du pays, vont contribuer à transformer la voyoucratie historique des bakuto, qui contrôlent déjà les jeux clandestins, en puissantes organisations criminelles, les clans yakuza.
Dans la ville fictive de Kurashima, que tout le monde reconnaîtra comme étant Hiroshima, théâtre de la plus célèbre guerre des gangs dans les années 1950 à 1970, un détective de la division criminelle, Kuno (Bunta Sugawara) et un capitaine de gang, Kenji (Hiroki Matsukata) entretiennent une surprenante relation, depuis que le voyou a été sauvé par le flic il y a plusieurs années en arrière. C'est avant tout une histoire d'hommes d'honneur, qui démarre autour d'un bol d'ochazuke (riz au thé vert) offert un soir de détresse. Le gangster voit l'humanité dans le flic, et le flic voit le bon dans le yakuza lorsqu'il se lève pour laver le bol après ce repas. Le bol revêt ici une certaine symbolique, car l'on sait que les yakuzas prêtent serment autour d'une coupe de saké qu'ils conservent précieusement, aussi longtemps que tient leur lien fraternel.
Il apparaît alors que chaque partie profite de l'autre dans une sorte d'équilibre harmonieux propre aux sociétés confucéennes. Comme le répète plusieurs fois un protagoniste, pour le Japon d'après-guerre « il vaut mieux des yakuzas que des communistes ». Milieux d'affaires, hommes politiques, flics, voyous. Tout le monde travaille main dans la main à la reconstruction du pays. Fukasaku dévoile ici les coulisses de la croissance spectaculaire du Japon, réalisée grâce à la collusion de certains milieux : hommes politiques, lobbies (ici le complexe pétrolier), police et yakuzas.
Dans sa filmographie, ce Cops vs. Thugs se situe après la série des Combat sans code d'honneur, et s'insère entre Le Cimetière de la morale, la série des New Battles, et Yakuza Graveyard, soit le sommet de la collaboration entre Fukasaku et le scénariste Kasahara. Du point de vue de la maturité et du scénario c'est l'un des meilleurs travaux des deux hommes. Vous imaginez bien que le portrait dépeint ici n'a guère enthousiasmé les dirigeants de la police. Il se raconte que le président de la Toei de l'époque, l'inévitable Shigeru Okada, avait reçu quelques pressions des autorités pour la vague de films précédente, à cause notamment de leur tournure réaliste et peut-être également parce que d'un point de vue moral, voir des films de gangsters réaliser les meilleurs scores en salles devait quelque peu déranger. Ce brûlot serait en quelques sorte une réponse à ces pressions et une façon de montrer qu'il était absolument libre de montrer ce qu'il voulait...
Aux côtés de Matsukata et Sugawara (ici en flic-voyou plutôt que le simple voyou auquel nous étions habitués), on retrouve dans les rôles secondaires les visages habituels de la Toei : le toujours très fourbe -- et comique -- Nobuo Kaneko, ici en figure politique locale véreuse. La très belle Reiko Ike campe une hôtesse de bar -- y a-t-il une autre place possible pour la femme que l'hôtesse ou la maîtresse dans les yakuza-eiga de Fukasaku ? Hideo Murota qui a la gueule de l'emploi, Kunie Tanaka -- dans un rôle ambivalent, Mikio Narita fidèle à lui-même... Le casting est parfait.
Sur des thèmes qu'il maîtrise à présent à la perfection, Fukasaku est en quelque sorte ici au sommet de son art.
Vu en Blu-ray de chez Arrow.