L’expérience est radicale, mais il ne fallait pas s’attendre à moins face à tout ce à quoi le paratexte du film nous avait préparé : la disparition d’une fillette de cinq ans, et ses conséquences pour le père, dans un lent et inexorable processus de perte de contrôle, et ce sur 150 minutes.
La longueur des films roumains n’est même plus à questionner chez Mungiu (Baccalauréat), ou Cristi Puiu (La Mort de Dante Lazarescu, Sieranevada), la lenteur est un processus esthétique qui, le plus souvent, trouve sa justification. Les choix de mise en scène que fait ici Constantin Popescu procèdent de façon identique.
Majoritairement composé de plans séquences dans son premier tiers, il pose un décor voué à se répéter jusqu’à l’étouffement : l’appartement et surtout son séjour, puis le Parc, lieu de la disparition. Les plans fixes, souvent sans trépied, combinent ainsi la fixité des lieux et un léger tremblement qui laisse surgir quelques émotions impossibles à totalement contenir.
Tout ce qui relève de l’esthétique est ainsi passé au tamis d’un regard acéré : d’abord rigoureux dans son authenticité, dressant le portrait d’une famille banale gentiment égratignée dans quelques menus secrets de part et d’autre (madame semble avoir un admirateur insistant, monsieur une conversation pas loin de la roucoulade de son côté), par la suite anxiogène et à la lisière du sadisme.
La séquence de la disparition fonctionne ainsi comme un modèle de cruauté, exploitant tous les ressorts propres au cinéma pour immerger le spectateur. Celui-ci est d’abord pris pour ce qu’il est, à savoir un voyeur. Cette séquence, comme tant d’autres pour n’importe quelle exposition de film, repose une question essentielle dans la réception des œuvres : à savoir qu’elles s’adressent à quelqu’un qui ne connaitrait absolument rien du film, mais tout autant à celui qui en aurait lu le pitch, voire, pire encore, vu la bande annonce. D’où notre posture de voyeur. Dans cette séquence, le spectateur attend (ou redoute, si l’on veut être plus culturellement correct) la disparition. Un plan séquence de 18 minutes, jouant avec une terrible malice sur les échelles de plans, va sérieusement éprouver son regard. D’abord parce que le plan d’ensemble offre apparemment le meilleur point de vue, mais ne nous permet pas d’identifier la place des protagonistes, qu’on entend pourtant. Ensuite, parce que, par définition, qui dit disparition dit hors-champ, et que toute la mise en place de la négligence (par la profondeur de champ vers le glacier) du père puis son déplacement vers nous ne vas pas cesser de réagrandir un espace, de repousser les limites du cadre pour mieux révéler l’étendue de la perte : sa fille n’est nulle part. Nous le savons, nous l’attendions, et c’est pourtant une scène absolument redoutable.
S’en suit le cœur du film, qui impose son austérité sans qu’il soit presque possible de la contredire : dénué de toute musique, insistant sur la longueur d’une peine contenue, laissant par brusque décharges surgir quelques crises de désespoir. On peut tout de même raisonnablement questionner certains choix de montage, notamment dans quelques scènes de repas qui virent un peu au systématisme et dont la coupe n’aurait pas minimisé l’ensemble.
La suite confirmera l’incisive intelligence du metteur en scène : afin d’isoler le personnage du père, Tudor, il faut commencer par révéler l’inanité de ce qu’il va délaisser : l’enquête piétine, les mots des amis sont ineptes, la mère a beau luter, mais ne peut s’empêcher de le tenir pour responsable. Totalement rivée à son point de vue, la suite va progressivement allonger les focales, avec son visage hirsute en amorce, laissant le réel opaque, qui hurle cette absence, basculer dans un flou de plus en plus marqué. De temps à autre, les sons extérieurs sont coupés, au profit d’une intériorité sourde, qui accentue encore l’impossible communication avec le monde. C’est, de ce point de vue, l’anti Faute d’amour, dans lequel le réel continuait terriblement sa course malgré la disparition de l’enfant.
La contre-enquête déraisonnable menée par Tudor fonctionne elle-aussi, parce que le contrepoint qu’y apporte son interlocuteur à la police, occasionnant des séquences volontairement plus fonctionnelles (montage bref, champ contre-champ, dialogue efficace et progressif) éclaire à la fois sa dérive et sa souffrance croissante.
On peut se questionner néanmoins sur le dénouement, qui convoque à la fois Taxi Driver et Conversation Secrète, et, pour le coup, a du mal à ménager la lente et inéluctable progression construite par les 2h15 précédentes. Si le final, occasionnant un nouveau plan séquence (cette fois beaucoup plus tapageur, au propre comme au figuré), est le point auquel voulait nous conduire Popescu depuis le départ, on peut émettre des réserves sur son projet. On préférera se dire que l’indicible qui précédait, et que la fin tout de même ouverte laisse manifeste, l'emporte : de ce point de vue, Pororoca est un grand film sur la souffrance opacifiée et sur-cadrée par le silence.