Brandon Cronenberg a un nom lourd à porter. Le poids d’un père multi-primé, inventeur chevronné de cauchemars métaphysiques, sensuels et techniques. De Crash à A History of Violence, David Cronenberg a dépeint la décrépitude des corps, malmenés par une psyché tortueuse, par des désirs d’ailleurs et des accès de rage. Il faudrait refuser le parallèle facile avec le deuxième accouchement de son fils, si celui-ci ne laissait pas explicitement flotter l’idée d’une filiation, d’un héritage en transformation.


Possessor reprend la monstrueuse obsession du père pour les interactions entre la technique et les sens, en imaginant une société secrète où une agente (Andrea Riseborough) investit psychiquement le corps d’un hôte (ici, Christopher Abbott) le temps de lui faire commettre un crime commandité. Il postule, d’emblée, l’emprise du virtuel sur les corps, emprise d’autant plus insidieuse qu’elle est inconnue – pas de complot ni d’intrications politiques, on ne s’intéresse pas aux commanditaires. Une emprise violemment physiologique, aussi. Dans son premier plan, l’intrusion n’a rien d’un téléchargement dématérialisé : c’est une ponction lombaire douloureuse scrutée par un très gros plan.


Double(s)


D’où une sensation d’affrontement, de dédoublement entre les deux protagonistes du film – bien sûr, l’hôte entreprend de résister à l’invasion et une lutte s’engage – mais aussi entre deux pôles visuels et narratifs dans le film. La matérialité des peaux, la consistance moite du sang, s’opposent à la froideur des échanges et des décors. Le corps de Colin se dresse contre son esprit, lui résiste de toutes ses forces. Christopher Abbott, intense, donne toute sa latitude à l’angoisse latente d’une dépossession de soi, angoisse toute moderne, saisissante, et pourtant si longtemps travaillée par Cronenberg père.


Technicien aux effets spéciaux sur Existenz, Brandon place Possessor sous son giron, par quelques références, comme dans une scène de « travail » où Colin manipule, casque de réalité virtuelle enfilé, un joystick qui rappelle les « pods » guidant Jude Law et Jennifer Jason Leigh (d’ailleurs ici gratifiée d’un joli rôle d’antagoniste placide). Mais au contraire de l’immense jeu vidéo malade du père, il délimite visuellement deux mondes, l’un du réel, aux textures blêmes ; l’autre de la violence, aux bleus, rouges, jaunes violents. D’un côté, la pesante réalité du laboratoire, où l’agente Tasya, pâle comme la mort, lutte contre une vilaine déréalisation ; de l’autre, les lumières fardées de l’univers de Colin, en proie à l’attaque.


Plastiques malades


Esthétique du vide contre Refn amoindri, Possessor n’est pas toujours inventif dans chacune de ses deux sphères visuelles. Beaucoup plus intéressants sont les voyages entre les deux. Quand le signal se brouille, que Tasya se débat en Colin, Cronenberg travaille des itérations de lumière, des flashs, de soubresauts. L’imagerie des rouages industrieux se mêle aux représentations de corps fendus, distendus et poisseux, détruits par le dérapage en cours. Dans ces séquences, les deux mondes, la violence et le retenu, le charnel et le métallique, se joignent.


Ces glitchs épileptiques, ponts de conscience entre hôte et possédé, sont le refoulé des deux personnages, unis progressivement dans la mort et la destruction. Les corps, celui de Colin mais aussi celui de Tasya, aux traits blafards et étirés depuis sa capsule de labo, sont meurtries par le trouble mental qui les tient.


Possessor démarre comme un affrontement, avant une réconciliation maladive qui progressivement s’enclenche, quand Colin reprend le dessus et vient menacer Tasya dans son monde à elle, pour l’enjoindre de le laisser. Libéré par Tasya de ses propres démons – une relation écrasante où son Ava (Tuppence Middleton) et son richissime beau-père (Sean Bean) le dominent, il vient en retour l’alléger de ses mauvaises consciences dans un final écrasant. Devenant l’agent malingre d’une volonté mal dissimulée d’autodestruction (la séquence initiale, de sa précédente mission, montre un dérapage total), il prend sur lui, sa violence à elle. On ne sait plus d’ailleurs, à ce moment, qui tient le gouvernail de ce bateau ivre.


Distendue entre l’attendu de la femme au foyer et sa conscience de machine à tuer, Tasya résout dans un apaisement terminal sa dissociation psychologique, incarnée par le symbole artificiel, plastique d’un masque en cire que l’on déchire – interlude sublime et prémonitoire en milieu du métrage. Et, à l’instar de Tom Stall, charismatique personnage de Viggo Mortensen dans A History of Violence, c’est dans une violence expiatoire, une saignée de soi, qu’apparait la seule voie possible du soulagement. Une histoire de famille, là encore, se perpétue.


A lire sur 4/3 : http://quatrepartrois.com/?p=283

Pirlito
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le 17 avr. 2021

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