Le lexique du temps
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Doucement mais sûrement, Denis Villeneuve est en train de s’imposer comme l’un des grands réalisateurs d’aujourd’hui avec lequel il va falloir désormais compter (on ne lui a pas proposé la suite de Blade runner pour rien). Moins m’as-tu-vu que Winding Refn, moins prétentieux que Nolan, plus excitant que Fincher, Villeneuve sait intriguer et passionner avec une sorte d’humilité dans son art de la mise en scène. C’est Prisoners qui l’a véritablement fait connaître au niveau international (davantage qu’Incendies), suivi du très lynchien (et perturbant) Enemy, puis enfin, l’année dernière, de Sicario, thriller noir plus que noir avec consécration critique à la clé.
Cette première incursion de Villeneuve dans la science-fiction était très attendue, comme une sorte de test, un tour de chauffe avant de passer aux choses sérieuses avec le sequel de Blade runner. Inspiré de la nouvelle L’histoire de ta vie de Ted Chiang, Premier contact renoue avec une science-fiction exigeante, poétique et sensorielle, qui replace l’Homme et ses perspectives d’évolution (physique, sociologique, théologique…) au premier plan avant toutes autres considérations (et recherche) du spectaculaire (on pense, de fait, à Solaris, à Bienvenue à Gattaca, à Under the skin…). Le film confronte nos actions, nos croyances et nos réflexes à une rencontre qui dépasserait nos connaissances, hors de nos habitus ; des réflexes pragmatiques (les militaires), scientifiques (Ian Donnelly) et linguistiques (Louise Banks) qui, à la fin, permuteront en expressions d’ordre affectif, profondément humain.
S’il y a bien une histoire d’extraterrestres débarquant sur Terre dans un but indéterminé (attaque, exploration, altruisme ?), Premier contact est avant tout celle d’une femme embrassant son futur, acceptant le deuil et résolue enfin dans sa propre logique existentielle (au-delà du deuil, justement). C’est d’ailleurs quand résonnent les plus belles phrases du film ("J’avais oublié ce que c’était d’être dans tes bras", "Le plus important ce n’est pas de les avoir rencontré, c’est de t’avoir rencontré"…), alliées à une structure du temps qui se bouleverse soudain, que le film atteint un apogée émotionnel vertigineux. Le principe narratif revêt alors une essentialité intemporelle pour dire l’amour (celui plus fort que tout, des siens et de l’autre) avant d’être un gadget, voire un casse-tête, pour petit malin.
Si l’intrigue a, parfois, tendance à aller vite dans son déploiement et ses cheminements explicatifs (le film aurait presque mérité une heure de plus), jusqu’à nous imposer quelques raccourcis malhabiles, elle sait se jouer des séquences inhérentes au genre (arrivée des aliens, premier contact, menace mondiale…) de façon à en extraire l’intime (via Louise et "l’histoire de sa vie"). Le traitement des scènes entre Louise et sa fille, lui, n’échappe pas à une certaine esthétique stéréotypée et, au vu de leur importance dans la construction du film, il est regrettable de les avoir réduites à de vilains chromos évoquant, au pire, le Malick des mauvais jours.
D’autant que le reste du film bénéficie, à l’opposé, d’une magnifique direction artistique dans son ambiance (décors épurés de Patrice Vermette, musique ascétique de Jóhann Jóhannsson, design majestueux des vaisseaux…) et dans la sombre lumière de Bradford Young (s’inspirant des travaux photographiques de Martina Ivanov, en particulier sa série de clichés Speedway), comme salie d’un voile charbonneux, absorbée dans les noirs et la neutralité des arrières-champs que vient rehausser de larges fragments de couleurs (par exemple les étendues vertes du Montana, le "monde" blanc des heptapodes, les combinaisons oranges qui font ressembler l’équipe scientifique à d’étranges prélats New Age comme ceux, rouge sang, de Faux-semblants…). Écrin idéal pour une œuvre fascinante, nourrie de détails et de motifs redéfinissant notre préhension du temps (à court et à long terme) qui modifierait notre conscience du monde, de la multitude et de l’éternité. Une éternité qui durerait trois mille ans...
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