Le lexique du temps
Les nouveaux visages du cinéma Hollywoodien se mettent subitement à la science-fiction. Cela devient-il un passage obligé ou est-ce un environnement propice à la création, au développement des...
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le 10 déc. 2016
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Depuis Prisoners (2013) et Enemy (2014) Denis Villeneuve promène son spectateur dans des films-labyrinthes à la conception aussi sophistiquée que prétentieuse. Enemy surtout, au lieu de jouer la carte du B Movie modeste, se donnait parfois des airs de Lost Highway, faisait le malin en glissant dans son carton d'introduction un pseudo-mystère (« Le chaos est un ordre qui n'aurait pas encore été déchiffré ») à l'attention de tous les amateurs de mindfuck, qui s'en donnent ensuite à cœur joie sur SC. D'où les craintes, légitimes, que suscite ce Premier contact. Crainte d'avoir droit à un cours de sémiotique sur le langage extraterrestre – ce à quoi on n'échappera pas, il faut bien le dire. Crainte, aussi, de voir encore Villeneuve conclure son film sur un coup de poker, ce qu'il ne peut s'empêcher de faire, le twist étant visiblement plus fort que lui.
Avec ses longues séquences didactiques dédiées à l'interprétation des glyphes dessinés par les aliens et son twist jouant sur un paradoxe temporel (le passé : c'est l'avenir), Premier contact pourrait donc n'être qu'un mindfuck de plus. Le jeu n'est pourtant pas vain cette fois et il ne faudrait pas écraser le film sous le poids de la comparaison avec Rencontres du troisième type (1978) car ce qui l'occupe est moins la continuation du grand récit spielbergien de la rencontre avec l'Autre que son deuil. Deuil discret et silencieux. Au son et lumière qui clôt le film de Spielberg, Villeneuve répond par un dispositif simple, modeste, presque minimaliste : un tunnel noir et une vitre en plexiglas comparable à un tableau tactile sur lequel les aliens tracent des cercles noirs baveux. La magnifique idée du film – et elle rachète à elle seule toute la lourdeur de la fable géopolitique – tient dans le fait que les symboles tracés sur la vitre sont ambigus, réversibles, le même symbole signifiant à la fois « arme » et « outil ». Sans nier l'existence d'un langage de l'Autre – c'est même son postulat spielbergien – le film ne raconte au fond que le travail d'interprètes bienveillants, et principalement celui de Louise Banks (Amy Adams).
A travers ce personnage se redessine une figure propre au cinéma d'aventure contemporain : celle de l'aventurière en deuil. Bien que Louise Banks n'entre pas en contact avec le silence éternel des espaces infinis, son expérience est proche de celle du Dr Ryan Stone (Sandra Bullock) dans Gravity. Comme Cuaron, Villeneuve projette le deuil (d'un enfant) dans l'infini : on peut y voir une ficelle scénaristique un peu grossière, c'est pourtant à partir d'elle que le film regarde l'Autre – et c'est ce qui fait de Premier Contact un des récits les plus tragiques que le cinéma de science-fiction ait raconté depuis A.I. Si le film se conclut de manière très bienveillante (les aliens nous aiment et ils reviendront nous dire bonjour dans trois-mille ans), le happy end ne coïncide pas exactement avec le cheminement intérieur de son personnage. L'expérience du contact a transmis à Louise Banks des pouvoirs de médium : ce qu'elle voit, ce sont les images d'un deuil à venir. L'enfant mort dans le prologue ne fait pas partie, comme dans Gravity, d'un background servant de socle à une histoire de reconstruction, la mort n'a pas encore eu lieu – et les aliens, au fond, ne sont venus que pour porter à Louise Banks ce message simple : la mort est devant elle. Il n'y a pas de réparation dans Premier Contact, le happy end est un leurre : ce qui a été accompli pour l'humanité (des nations réunifiées, un axe sino-américain ressoudé grâce à une conversation en mandarin !) est défait à un niveau intime.
Que ce deuil soit celui d'un enfant en dit beaucoup sur la façon dont Villeneuve se positionne par rapport à la fable spielbergienne. Il en est au même point que Jeff Nichols à la fin de Midgnight Special : l'enfant et l'enfance sont perdus pour toujours, ils ne reviendront jamais. La tonalité malickienne de l'épilogue (gros plans sur des visages rayonnants, presque touchés par la grâce) doit être prise pour ce qu'elle est : moins un effet de style qu'une citation quasi littérale de Tree of life. Citation retournée, renversée : Tree of life racontait l'éternité de la tragédie du vivant depuis la préhistoire, Premier contact envisage, avec des moyens et des effets moins imposants, l'éternité tragique de l'autre côté, en imaginant des dinosaures venus de l'espace (le film les appelle heptapodes) venus parler, sous une forme symbolique, le langage des morts. Ce qui pourrait passer pour un mauvais twist finit alors par devenir très beau: si les signes dessinés sur la vitre ont, comme le dit le film, « ouvert le temps », ils l'ont ouvert, en surface, à la paix (une troisième guerre mondiale évitée de justesse) et en profondeur à la mort (d'un enfant). Malgré toute la patience et la sollicitude des interprètes, la fable spielbergienne est devenue impossible : plus de son, plus de lumière. La triste nouvelle venue de l'espace – et il faut tout un film pour la comprendre – est celle de ce deuil. La bienveillance des linguistes n'enlève rien à la mélancolie du contact, elle ne contredit pas l'impression d'avoir vu une élégie, un adieu au langage spielbergien qu'aucun film de S.F récent n'a élevé à un tel degré de mélancolie - sauf peut-être A.I. Et Premier contact de ressembler alors, malgré son joli titre français où frémit encore la promesse d'une première fois, à un très beau rendez-vous manqué avec l'Autre.
We are alone.
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le 19 déc. 2016
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