On se souvient tous de nos premières années. De ces moments de stress, de ces boules au ventre, de ces nuits blanches, de ces études sans rêve, etc. Une obsession qui n’a de cesse d’agiter chaque année des milliers d’étudiants. Angoissant au possible, et immersif jusqu’à la moelle osseuse, ce troisième (et dernier ?) volet du triptyque médical de Thomas Lilti établit le diagnostic d’un système inégalitaire, d’une « machine à échouer » dans laquelle étudier rime avec privations, concurrence, sélection et renoncement. Première année s’aborde comme une course effrénée vers l’avenir, un sprint de sueurs, d’émulations et de larmes.


Alors que les rentrées décalottent les sourires estudiantins, Première Année enfonce le clou, et replante les martyrs à leur croix : cette souffrance étudiante, ce mal-être moderne, là où étudier devient une aversion, et réussir se déforme en obsession. Des pauses illusoires, et des cours(es) non-curatifs.


Marathon Men, certainement. Puisque tout n’est qu’une question d’endurance, et d’épuisement. Rocky y a laissé ses gants, et son âme de champion, mis au tapis par des cours stakhanovistes : son Adrian a mué en organes, membranes et autres schémas à la base du péricrâne. Autant dire qu’aucune pensée externe à la pratique médicale ne pénètre la boîte crânienne de l’étudiant en PACES. Médicinal ? Loin de là. Infernal ? Oui, c’est tout cela. « Étudiant en médecine/ Tu vas marner pendant sept ans », chantait un marcheur à l’ombre. Et il faut dire que ces « trimeurs sous l’œil d’Hippocrate » ont la réputation d’un Elon Musk carburant aux 120 heures par semaine : un pouls dans la tête, et des fiches-révisions jusque dans la douche, quitte à y laisser un peu de sa raison et de sa santé mentale. Ce que Première Année ne manque pas de souligner.


Cette « vertu » déshumanisante des études, et des premières années traverse en effet le film comme un leitmotiv en polycopiés : routine millimétrée, amphis surchargés, bibliothèques de muets, examens en comité démesuré (dans la froideur et l’ordre clinique du centre d’examen de Villepinte), toute la mécanique mise en place par Lilti contribue à renforcer l’oppression de l’homme au milieu de la masse. Un portrait exalté d’une société compétitive, enseignant l’individualisme comme savoir-vivre dans un marché concurrentiel (« ça fait une place en plus »). Une vie en chronomètre en somme, où l’optimisation du temps est un gage de productivité.


Un gouffre qui ne touche pas seulement l’individu, mais s’étend au cercle intime : l’inquiétude des proches, les familles dans l’incompréhension, Lilti n’oublie aucune teinte à son tableau ludique et alerte.


Foie Gras et indigestion ? Le gavage aurait-il pris forme humaine ? Les étudiants s’engraissent de connaissances, les crânes se bourrent de remplissage, le système tue la matière à penser. Ingurgiter ou déglutir, à vous de choisir ! Puisque Première Année se veut avant tout faire la critique d’un système qui à force de concurrence, se révèle contre-productif : les médecins manquent, la pénurie s’amplifie. A en croire l’actualité gouvernementale, les réformes seraient dans l’air : Numerus Clausus supprimus ? L’injustice aurait donc une fin. Car être médecin, ce n’est ni « devenir des machines à répondre aux questions », ni disposer de réflexes reptiliens : on ne soigne pas en s’affrontant dans un bachotage de l’inutile.


Que reste-t-il au fond de nos maux de cours ? Une rencontre, une amitié, une entraide, un parcours du combattant. Le constat qu’au bout du chemin, qu’au sein de chaque brasier, il y a une once d’espoir. Car l’œuvre de Thomas Lilti n’enferme pas : elle libère, calme nos angoisses et dévoile un certain plaisir au bout du calvaire. Puisque ce sacrifice que représente le concours de première année se vit comme une mise à l’épreuve des passions et ambitions personnelles. Il suffit du regard de Vincent Lacoste pour comprendre cet « acharnement thérapeutique », et cette motivation – presque- inébranlable derrière l’enfer universitaire. Comme un souvenir empli de compassion (probablement issu de l’expérience de son réalisateur), où la douleur de l’instant aurait été remplacée par la mélancolie de la persévérance.


Le portrait d’une jeunesse presque non-cinématographique au fond : celle qui bosse, sans amours, ni ivresse ni loisirs. Et pourtant, le processus d’identification est total, tant l’immersion en raconte un peu sur chacun d’entre nous. Affinité rendue possible grâce au merveilleux duo que forment Vincent Lacoste et William Lebghil, attachants comme jamais. Oscillant entre gravité et légèreté dans une ambiance aussi malsaine que solidaire, ils apportent cette fraîcheur incroyable au récit (parfois classique et prévisible), et permettent au film d’atteindre justesse et sincérité.


Cherchant l’authenticité dans la démarche compétitive de la première année, Thomas Lilti n’abandonne pas pour autant la romantisation du réel : son dernier acte témoigne d’un droit à la fiction, à la magie d’une narration, comme une porte enfin ouverte à ceux qui visent l’impossible. Et en cela, le personnage de William Lebghil s’apparenterait presque à un ange gardien, autant qu’à l’Image de la conscience résistante de Vincent Lacoste (théorie somme toute bancale) tel Cameron Frye et son Ferris Bueller. L’amitié et la camaraderie comme seules barrières à la folie, à la solitude et à la dépression ; des mots/maux qui bien sûr n’ont pas le temps d’exister en PACES.


Des perspectives lycéennes aux désillusions universitaires, l’orientation s’y perd, et se questionne : pourquoi se dévouer à une filière quand la passion n’y est pas ? Pour des facilités ? Pour faire plaisir à un père ? Parce que le monde nous échappe encore et toujours ? Ou que le système nous empêche d’embrasser une carrière ? Première année nous interroge sur l’essence même de notre situation. Car la vie reste une éternelle suite de questions, parfois sans réponses. Un peu comme cette mélodie entêtante d’une course qui ne semble jamais avoir de fin.


Des inégalités sociales aux vocations en régénération, Première Année questionne sur tous les fronts, de la compétition malsaine aux pourcentages de l’échec, tout en restant dans la continuité thématique d’Hippocrate. Lilti connaît son sujet, y insuffle son vécu et raisonne les consciences : face au diagnostic d’un système malade, il serait presque nécessaire de prescrire cette œuvre comme ordonnance. De quoi définitivement s’aligner sur les paroles de Renaud, et de son repli sur les poils aux dents : « Maman quand je serai grand/ Je voudrais pas être étudiant/ Alors tu seras un moins que rien/ Ah oui ça je veux bien. »


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le 14 sept. 2018

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