Alors qu’il vit dans des conditions assez précaires, Lucky (le chanceux…) doit faire face à une situation particulièrement inattendue : une femme qu’il avait perdu de vue vient le trouver un beau jour pour lui dire que c’est son tour de s’occuper de leur jeune fils. S’il se rappelle avoir eu une histoire avec cette Linda (Kat Sanchez), Lucky doute franchement d’être le père de cet enfant qui lui tombe sur les bras sans crier gare.


Ce pourrait être le début d’une comédie rigolote, façon Trois hommes et un couffin (Coline Serreau – 1985) mais Prince of Broadway est le troisième long métrage de Sean Baker (après Four Letter Words en 2000 et Take out en 2004), le futur réalisateur d’Anora, palme d’or au festival de Cannes 2024 et spécialiste d’un cinéma social bien caractéristique. Précisons donc que si Lucky (Prince Adu) vit à New York, il y séjourne sans papiers (originaire du Ghana). De plus, pour gagner sa vie, il vend des faux en profitant d’un arrangement avec un commerçant qui lui cède son arrière-boutique comme lieu de stockage. Ainsi Lucky le black dépend de Levon (Karren Karagulian) le blanc, pour une activité qui ne lui rapporte pas grand-chose puisqu’il dort sur un matelas de piètre qualité, posé à même le sol. De plus, Lucky reçoit la visite de sa petite amie Karina (Keyali Mayaga), une black comme lui, qui se pose légitimement quelques questions en découvrant le petit. Quel pan de ses activités Lucky lui a-t-il caché ?


Lucky et Prince


Bien évidemment, Lucky est complètement désarçonné par ce gamin qui sait à peine marcher. Comment le nourrir ? Comment s’occuper de lui pendant la journée, alors qu’il doit s’occuper de ses affaires ?


En habitué des improvisations, il va jusqu’à envisager que Karina fasse la maman au pied levé.


On flirte donc avec quelques situations de comédie qui sont vite oubliées à cause de la gravité de la situation. Pour situer, Lucky ignore jusqu’au prénom de l’enfant. Pour des raisons pratiques, il le nomme Prince, comme le chanteur, ce qui nous vaut un titre à la double ironie, puisque Prince est le prénom de l’interprète de Lucky.


Lucky au travail


Le film nous balade donc dans New York, mais on est loin de la visite touristique. Lucky passe son temps à parer au plus pressé. Son seul avantage, c’est qu’il a une bonne tchatche et que la clientèle pour les objets qu’il propose ne manque pas. En effet, il vend avant tout des sacs à main et des chaussures de marques prestigieuses. Or, dans son quartier on trouve de nombreuses personnes intéressées par ces objets qu’il propose à des prix défiant toute concurrence.


On assiste à un ballet assez étrange, car Lucky fait effectivement quelques affaires. Pourtant, sa clientèle (des femmes essentiellement) voit bien que Lucky et son entourage guettent une éventuelle descente de police pour dissimuler le dispositif. A part quelques naïves irréductibles, personne ne peut ignorer qu’il vend de la contrefaçon.


Le film nous place donc clairement au cœur d’une économie parallèle dont on peut se demander qui la fait tourner et qui en profite. On arrive à la conclusion que, malgré sa situation parasite, elle prospère au vu et au su de tous, bien souvent en marge de l’activité touristique, un peu comme si la majorité la considérait comme un moindre mal. Ceci dit, elle ne procure à Prince que les moyens d’une survie précaire, sans aucune réelle perspective d’amélioration notable.


Rester humain dans un environnement qui ne l’est pas trop


Il ne faut donc pas attendre de ce film de la belle image par exemple, car Sean Baker filme des situations où le sordide n’est jamais bien loin, que ce soit dans les mentalités ou bien dans les lieux. Même si on ne la voit que très peu, on se dit que la mère de l’enfant est quand même un triste exemple, car abandonner son enfant à Lucky en le mettant devant le fait accompli et sans envisager une seconde de négocier, c’est quand même sacrément gonflé voire irresponsable.


L’aspect positif du film, c’est qu’à force d’avoir l’enfant sur les bras, et ce même s’il éprouve les pires difficultés à faire le nécessaire, Lucky s’inquiète de lui. Il apprend (ou réapprend) un début d’humanité qui va l’amener à envisager un test ADN pour une recherche en paternité qui lui permettra d’en avoir le cœur net.


La force ou l’atout du cinéma de Sean Baker est donc de montrer un certain nombre de personnages et de situations pour faire le point sur un milieu et un ensemble de pratiques, sans chercher à porter de jugement, mais en donnant au spectateur les moyens de se faire le sien. Ainsi, comment reprocher à Lucky de vivre de la vente de produits de contrefaçon ? On sent bien que peu de choix s’offrent à lui, l’immigré sans papiers. On pourrait s’offusquer qu’il puisse s’établir dans un pays comme les États-Unis alors que sa situation reste irrégulière probablement depuis un bout de temps. Mais on a vu récemment ce que peuvent subir des candidats officiels à l’immigration (voir Border Line) et le film n’a pas besoin de nous faire un topo sur ce que Lucky a vécu dans son pays d’origine pour imaginer pour quelles raisons il a choisi de tenter sa chance aux États-Unis.


Sean Baker passe un cap


Prince of Broadway ne vise aucunement la séduction, ni par l’image ni par son sujet, ni même par ses personnages et il risque d’en mettre plus d’un mal à l’aise. Par contre, Sean Baker maîtrise plutôt bien son sujet et ne nous laisse jamais gamberger pendant la projection. Puisque Lucky passe son temps à parer au plus pressé, la caméra se montre assez nerveuse. Quant au casting, il s’avère irréprochable, chacun-chacune rendant si crédibles les personnages et les situations qu’ils affrontent qu’on pourrait croire à un documentaire. Et même si Sean Baker dispose déjà d’un peu plus de moyens qu’à ses débuts (réalisateur-scénariste-producteur, on sent la volonté d’indépendance), il ne recherche jamais le tape-à-l’œil. On est évidemment à cent lieues du cinéma commercial et de consommation dont les États-Unis nous abreuvent à longueur d’année.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 23 oct. 2024

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