Le cinéma d’Ozu c’est peut-être, ainsi que le déclarait l’un de ses assistants, Kiju Yoshida, «poursuivre un mirage dans un pré au printemps», à moins que ce ne soit, comme pour Wenders, « le paradis perdu du 7ème art »…
Le réalisateur allemand, en effet, a toujours professé une vive admiration envers le cinéaste japonais et ses films, simples et émouvants mais à la portée universelle, qui soulignent jusqu’à l’épure les fêlures humaines.


Printemps tardif, Eté précoce, Fin d’automne, bientôt suivi de Printemps précoce : un quotidien fait de petits riens et de gestes insignifiants, ancré dans un présent continu que rythment les saisons, symboles des différents âges de la vie.


La petite musique d’Ozu, reconnaissable entre toutes, tantôt « triste et guillerette, mélancolique ou apaisante » se fait entendre dès les premiers plans, qu’elle scande le passage du train, omniprésent dans ce Japon des années 1950, ou s’associe à l’intimité d’une chambre dans la pénombre du petit matin.
Toutefois, elle ne bat pas le rappel complice de deux jeunes gens épris l’un de l’autre , mais s’apparente plutôt à la rengaine monotone d’un couple pourtant marié par amour il y a moins de dix ans.


ELLE lui reproche ses sorties nocturnes, passées à boire et à jouer avec ses amis de bureau, son indifférence à la mort de leur jeune fils, IL n’accepte pas son dédain et ses gestes d’agacement quand ce ne sont pas ses critiques acerbes.
Masako, jolie femme au visage fermé que n’éclaire aucun sourire, silhouette fine drapée dans un kimono à fleurs, s’active dès le matin, rappelant à l’ordre, sans aménité, un mari qui traîne au lit et se rebiffe tel un grand enfant en mal d’indépendance.


Pour Shoji, employé de bureau, comme des milliers de trentenaires, dans une grande entreprise de Tokyo, une nouvelle journée s’annonce, semblable à toutes les autres, dans son déroulement immuable.


À 8 heures tapantes il retrouve ses collègues : départ massif vers la gare, même tenue, même air désabusé, et bientôt, hommes et femmes massés sur le quai, tous ces cols blancs, véritable marée humaine, s’engouffrent comme un seul homme dans la machine qui avale et recrache les quelque 340.000 employés, ces petites mains du redressement économique du Japon de l’après-guerre.


Des scènes auxquelles le cinéaste a su insuffler une force particulière, images d’une époque que le film imprime en nous, par la grâce d’une caméra, qui capte au plus près les mouvements de la vie et de la société de cette période : un Japon en pleine mutation où la classe moyenne se débat en fin de mois pour un salaire de misère, en attente de promotions qui n’arrivent jamais.


Employés exploités, coincés sans avenir dans un travail qui ne les épanouit pas, privés de ces illusions qui font le sel de la vie, tous aspirent désespérément à une bouffée d’air pur, dans ce quotidien morose où ils ressassent leurs problèmes : alors on noie ses ennuis dans un verre de saké et on s’oublie dans le jeu de Mah-Jong.


Bien des personnages émaillent le récit, mais s’il en est un qui tranche sur tous les autres, par sa fraîcheur, et surtout son incongruité dans le cinéma pudique d’Ozu, c’est bien celui incarné par la jeune Keiko Kishi (Chiyo) qui illumine le film : jolie fille enjouée et coquette, surnommée « Poisson rouge » en raison de ses yeux quelque peu à fleur de tête, elle aime plaire, fière de sa ligne parfaite, que souligne chaque jour une nouvelle tenue.


Shoji, sur lequel elle a jeté son dévolu, se laisse faire, davantage par lassitude et pour trouver un dérivatif à la crise que traverse son couple, charmé néanmoins par la vitalité de la jeune fille, ses envies, voire ses caprices, tout ce qu’il a connu, tout ce qu’il a aimé, tout ce qui lui manque désormais, éteint qu’il est par une existence morne et sans joie.


Et cette fille, qui parle haut et fort, déplorant le rôle des épouses confinées à la maison dans l’attente de maris ivrognes ou joueurs, et qui revendique de façon éclatante son statut de célibataire, séduit aussi sans vergogne un homme marié, mais se défend bec et ongles contre ses collègues jaloux et soupçonneux à son endroit, qui, dans leur for intérieur, n’ont de cesse d’envier la bonne fortune de Shoji.


Chiyo, c’est la femme libérée, la femme qui assume son désir : scène rare s’il en est, c’est elle qui prend l’initiative du baiser lors d’un tête à tête avec Shoji, une relation qu’elle choisit de vivre parce que cet homme lui plaît : « je sens que je deviens folle de toi » s’exclame-t-elle, rieuse, après l’amour,
« Dépêche-toi » lui répond-il d’une voix atone.


Personnalité forte, Chiyo sort du moule imposé aux femmes dans cette société patriarcale où elles ont bien du mal à se faire une place : joliment égoïste, elle prend ce dont elle a envie, ne s’embarrassant pas de scrupules.
Garce sympathique, pensera t-on, mais incroyablement vivante et lumineuse dans le marasme ambiant qui l’environne !


Est-ce à dire qu’Ozu prône l’adultère ? Certes pas, il semble même « atterré par les méfaits de l’errance amoureuse, par les travers des sentiments, par le côté déglingué de l’amour » et l’on assiste à un final en forme de renoncement : « une épouse, c’est ce qu’il y a de plus précieux » déclare à Shoji un ancien collègue, sorte de père spirituel pour le jeune homme en instance de départ, quitté par sa femme et muté dans une petite ville.


Ce Sage, auquel le grand Chishu Ryu prête sa force tranquille, se fait ainsi le porte-parole du cinéaste, exaltant les valeurs du mariage et de la réconciliation, confrontés à une solution radicale et aux bouleversements qu’elle entraînerait.
« Il vaut mieux "réparer une petite faute avant qu'elle ne devienne trop grande et nous rende malheureux tous les deux" écrit Shoji à sa femme, faisant ainsi acte de contrition.


Réussir à garder le cap, résister, pour un jeune couple, à la tentation du plaisir, mettre de côté blessures d’amour-propre et nuisances du quotidien, savoir se contenter de ce que l’on a dans un monde où tout est éphémère, ne serait-ce pas, après tout, la voie de la sagesse, du bonheur et de l’apaisement ?


Conclusion conservatrice entre toutes mais qui illustre bien l’humanisme d’Ozu lequel, dans ce film , se livre pour la première fois, à une étude de l’adultère sur fond social, les deux thèmes étant étroitement imbriqués l’un dans l’autre.
« Seule la famille perdure » nous dit-il, rien ne la remplace, ni le travail, ni les amis et quoi de plus beau, alors, qu’un couple, qui après des mois de labeur, se retrouve pour mieux s’apprécier?


https://www.youtube.com/watch?v=I-hphrNT8Po

Aurea

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