La fascination de Resnais pour l’indicible est souvent passée dans son processus de création par une arme à double tranchant : celle de la déconstruction. C’est ce motif qui structure l’intégralité de Providence, qu’on pourrait, si tant est que ce soit possible, résumer à une nuit alcoolisée durant laquelle un vieillard cacochyme tente d’écrire un ultime récit, le corrigeant, le biffant et avançant comme on le fait sur un brouillon, non de manière linéaire, mais par successions brutales et bonds d’associations d’idées.
L’expérimentation prend une dimension plus dense encore par le fait que son terreau d’inspiration réside dans sa famille : son fils et son épouse, en pleine remise en cause bourgeoise d’un couple arrivé à bout de course, une autre homme venu jouer les trouble-fête et la partition éculée du triangle amoureux ; à cette actualité s’ajoute les souvenirs, de sa femme suicidée, d’une Histoire trouble peuplée de miliciens, et de réflexions générales sur la souffrance d’être encore en vie lorsque son corps se meurt, et que la mémoire s’encombre de ce qui n’adviendra plus.
Le jeu sur les clichés est assumé, et la facticité de certaines situations accentuée par des toiles peintes en guise de décor. L’attention portée aux surfaces et aux apparences (costumes impeccables, architectures rutilantes, diction soignée, notamment de Dirk Bogarde, délicieusement insupportable) ajoute à cette étrangeté qu’on retrouve souvent chez Resnais, et qui deviendra plus importante sur sa fin de carrière : les personnages sont des figures, les situations des variations, car le sujet réel est celui de leur agencement, et de leur écriture. Le travail sur le montage, souvent brutal, est ainsi essentiel, jouant du télescopage entre les époques, avant que la mécanique ne se détraque complètement et fasse cohabiter lieux, temporalités et personnages dans une atmosphère surréaliste qui n’exclut pas l’humour, à l’image de ce footballeur qui fait son footing à peu près n’importe où.
L’image récurrente de l’autopsie éclaire un projet qui nourrit toute l’œuvre du cinéaste, d’Hiroshima et Marienbad à Je t’aime, je t’aime ou Mon Oncle d’Amérique : ausculter, ouvrir, détacher au risque de disloquer, pour mettre au jour un fonctionnement qui ne semble pas pour autant nous donner les indices fondamentaux sur l’essentiel, qui sera immatériel.
Le travail de l’écrivain, restitué par une voix off constante, est ainsi avant tout un combat laborieux.
Les répliques fusent dans la bouche de ses personnages, il s’en amuse, les corrige, les commente, mais parfois semble lui-même en position de lecteur face à elle, le processus fictif lui échappant, son esprit s’évadant au gré de ses traumatismes, ses fantasmes (la secrétaire affirmant qu’elle a aimé se faire sauter par un génie) ses regrets ou ses échecs. Le langage lui-même se désarticule, particulièrement lorsqu’il est pratiqué par le personnage d’Ellen Burstyn, qui s’interroge sur les mots (childhood, wifehood ?) et constate, la plupart du temps, que le dialogue avec son mari est inexistant, que sa façade cynique n’est qu’un autre aveu de faiblesse, et que les mots isolent surtout de l’autre.
Le vertige de la création reste un motif de vibration, car l’étonnement est encore de mise, l’imaginaire sans limites (les références au fantastique, notamment dans ce prologue avec ce meurtre d’un homme métamorphosé en animal) et la vie par procuration encore spirituellement possible, à l’image de cette très drôle séquence où un personnage à l’écran se retrouve doté d’une érection qui n’est pas la sienne.
L’épilogue procède alors d’une nouvelle surprise : alors qu’on anticipait un dérèglement croissant jusqu’à l’extinction, c’est une journée qui succède à la nuit d’ivresse, et qui dévoile les rôles effectifs des personnes qui n’étaient jusqu’alors que des personnages. Lumière douce, végétation, joie des retrouvailles, cliché d’un anniversaire en comité restreint attestent d’une vie qui peut encore se dérouler sans les artifices complexes et vains de la fiction, et dans laquelle murmure l’essentiel. Mais cet indicible, n’aura pris sa valeur qu’au prix d’un combat sans merci ; le silence final, « sans cérémonie » comme l’a demandé le vieil homme, n’aura été riche de sens que par la symphonie désaxée qui l’a précédé, tumulte proprement humain qui ne s’apaise que par le filtre de la création.