Le weekend dernier, lorsque j’ai revu « Pulp Fiction » pour la énième fois, une amie lettone a décliné l’invitation de se joindre au reste du groupe, expliquant ne pas révérer le film tout en lui reconnaissant son caractère "culte" et sa capacité d’extraordinaire réservoir à citations. Même si l’épatante victoire de sa compatriote Jelena Ostapenko à Roland Garros lui a donné une autre occasion de se réjouir ce weekend, je ne peux m’empêcher de trouver cette décision un peu triste, tant le potentiel jubilatoire du film demeure intact, visionnage après visionnage.


Depuis sa sortie en 1994 et l’obtention de sa palme d’or à Cannes – qui fit grand bruit et provoqua une certaine controverse – le film a atteint un statut culte dans l’histoire du cinéma et recueille l’admiration et les louanges presque unanimes de la critique comme du public. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 2e film préféré des internautes de SensCritique, 7e au classement général du top 250 d’IMDb, et d’innombrables autres apparences dans divers classements des œuvres cinématographiques les plus importantes. Ce n’est pas un hasard. Si ses punchlines mémorables, ses références à la culture populaire et sa construction originale ont contribué à lui donner ce statut "culte", le mélange des différents éléments de « Pulp Fiction » (acteurs, scénario, montage, musique, etc.) se fait avec la subtile alchimie qui caractérise les chefs d’œuvre, et les distingue des "simples" très bons films.


« Pulp Fiction » est une sorte d’assemblage de sketches, un peu à la façon d’un film choral, à la différence près que ces chapitres sont joués en séquence et non en parallèle. On y suit un ensemble de personnages gravitant autour des milieux mafieux de Los Angeles : les tueurs Jules Winnfield et Vincent Vega, le boxeur Butch Coolidge, sa petite amie française Fabienne et l’aspirante actrice Mia ; tous liés, de près ou de loin, au gangster Marsellus Wallace. Arrangées de manière non chronologiques, ces histoires s’entrecroisent et les aspirations des personnages interfèrent avec les ambitions des autres. L’une des propositions intéressantes du film est de mettre en scène ces gangsters, tueurs et autres mafieux dans des situations de la vie courante – un déjeuner au café, un rendez-vous dans un dinner très années cinquante – en aucun cas liées à leurs métiers ; l’occasion, alors, de développer le caractère de chaque protagoniste.


Le talent indéniable de Tarantino – même si ses derniers films ont été décevants à ce niveau-là – réside dans sa science de l’écriture de dialogues qui font mouche. En partant d’un sujet trivial, le nom d’un burger de McDonald’s aux Etats-Unis et en France par exemple, Tarantino développe une conversation organique sur les différences culturelles… à la sauce gangster. Le flot de paroles est incessant et les répliques qui tuent fusent. L’objectif est unique et toujours le même : faire de l’esprit, amuser la galerie. Un film de gangster peut choisir deux approches : montrer la préparation d’un braquage, son exécution, la poursuite de ses auteurs par les forces de l’ordre… ou bien se concentrer sur le développement de la personnalité des bandits, la manière dont ils ordonnent leur vie et concilient leurs activités illégales avec leurs relations (familles, amis, partenaires). Cet angle choisi par Tarantino se double d’une caractérisation des personnages basée sur un rythme de dialogues rapide et un art de l’anecdote : pour chaque protagoniste gangster, conter une histoire est un moyen d’exister et de gagner de l’importance dans son milieu. Ce sous-genre à part entière du film de gangster a été popularisé dans l’époque moderne par Tarantino et les frères Coen, mais, plus tôt, des Scorsese et De Palma ont contribué à lui donner ses lettres de noblesse. Et encore, eux-mêmes ont été inspirés par les dialogues ultrarapides d’un Howard Hawks et les mafieux hâbleurs joués par Edward G. Robinson ou James Cagney.


Les qualités du métrage sont innombrables, mais l’une des plus évidentes est la force de son écriture, au sens du scénario. Les quatre ou cinq séquences, ou chapitres, du film possèdent un début, une conclusion et un thème, un fil rouge conducteur. Il s’agit souvent de scénarii très simples : une rencontre musclée avec des mauvais payeurs qui doivent de l’argent au parrain de la pègre, une ébauche de braquage, un match de boxe arrangé, lucratif pour toutes les parties… Là où Tarantino s’est distingué – et le terme de génie ne me paraît immérité ici, tant le résultat est de qualité – c’est dans sa manière de réussir à toujours prendre le spectateur à contre-pied de ce qu’il attend. L’introduction systématique d’un grain de sable vient enrayer le déroulement "normal" de chaque scène ; si le public espère voir les personnages challengés, mis en danger, Tarantino sort des sentiers battus et ponctue chaque chapitre d’une surprise originale et inattendue. C’est pour moi l’une des immenses forces de « Pulp Fiction » : il est extrêmement facile et agréable de se laisser happer par les histoires et de toujours être surpris par l’imagination fertile du maître d’œuvre. Cette qualité d’écriture permet à Tarantino de se différencier des autres réalisateurs de films de gangsters en proposant une caractérisation de ses personnages davantage basée sur le fond que sur la forme. La spécificité d’un Cagney réside dans sa gestuelle : poings fermés, prêts à cogner, posture voûtée, mâchoire carrée… la panoplie du "tough guy" par excellence. Le gangster de Scorsese, souvent représenté par Joe Pesci, possède un accent marqué et un débit rapide. Chez les Coen – avec Steve Buscemi – on a un idiot congénital dont le vocabulaire ne dévie guère du "fuck". Le gangster style Tarantino s’illustre dans sa dimension de conteur d’histoires : dans « Reservoir Dogs », « Pulp Fiction » ou les métrages ultérieurs du cinéaste californien, le personnage se fait une spécialité de narrer une anecdote, ce qui permet au spectateur de s’y attacher.


Le cinéma de Tarantino est un cinéma de sketches et de personnages ; cela a toujours été le cas depuis ses débuts, et c’est ce qui fait le sel de son œuvre – lorsqu’il ne gâche pas son potentiel comme dans ses derniers films. « Pulp Fiction » s’illustre à ce niveau-là mais possède d’autres qualités qui le rendent plus réussi encore. L’atmosphère, par exemple, est originale. Les multiples références à la culture populaire (Elvis, Marilyn Monroe, Chuck Berry…) lui donnent un cachet particulier. La bande-son du film, mélange de musique surf, pop et rock, accompagne magnifiquement le métrage. Chaque acteur est parfaitement à son aise dans chaque personnage et l’ensemble fonctionne sans le moindre accroc. D’une manière générale, je pense que la plupart des très grands films procèdent d’une sorte d’alchimie miraculeuse qui fait en sorte que tous les éléments s’imbriquent les uns dans les autres au-delà des espérances du réalisateur, et c’est ce qui se produit dans « Pulp Fiction », où il n’y a rien à redire.


« Pulp Fiction » marque aussi l’apogée du cinéma de Quentin Tarantino, un cinéaste qui a beaucoup d’importance pour moi, et que, malgré la relative déception constituée par ses derniers films, je place néanmoins assez haut dans mon panthéon personnel. Ses trois premiers films, « Reservoir Dogs », « Pulp Fiction » et « Jackie Brown », possèdent une identité propre et une originalité qui s’est ensuite un peu perdue par la suite. Ici, les dialogues sont parfaits, les personnages sont intéressants, fouillés et attachants et l’écriture est virtuose. La violence est déjà très présente, certes, mais elle sert moins d’exutoire un peu malsain que de conclusion brutale d’une séquence ; elle est, ainsi, moins gratuite et inutile.


À titre personnel, « Pulp Fiction » est l’un des premiers films qui ont initié ma passion pour le cinéma. Si tout a commencé avec « Die Hard » (dont je vous parlerai une autre fois), mon père m’a ensuite initié à Tarantino avec ce film, bien plus ambitieux et grandiose que les "actioners" un peu décérébrés dont je raffolais à l’époque. Hitchcock, les Coen, et beaucoup d’autres ont suivi depuis. Alors même si les derniers films de Tarantino m’ont bien déçu, même si je connais chaque dialogue de « Pulp Fiction » par cœur, que sa bande originale traîne sur mon téléphone depuis dix ans, et que j’ai déjà vu le film un certain nombre de fois, le revoir – à fortiori au cinéma – me procure toujours un plaisir inchangé. C’est, à n’en pas douter, un film grandiose, qui mérite sa place parmi les plus importants du 7e art.

Aramis
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le 21 juin 2017

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Aramis

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