Le principe consistant à intégrer une intrigue policière au sein d’une collectivité est de l’ordre du système chez Clouzot : c’est le cas du Corbeau ou de L’assassin habite au 21. Mais loin de ronronner, ses films ne cessent, tout en creusant le même sillon, de mettre au jour une petite comédie humaine, grinçante et virtuose.
L’enquête en elle-même a l’intelligence de laisser penser au spectateur qu’il en connait les clés dès le départ, et permet un renouvellement continu des révélations. Mais à ce charme s’ajoute celui des milieux dépeints : celui du monde des heurts conjugaux, de la populace parisienne, des gens du spectacle ou de la police. Toujours aussi à l’aise lorsqu’il s’agit de filmer la collectivité, Clouzot circule avec fluidité entre les groupes, donne à chacun son intégrité et sa touche, pour aboutir à une constellation vivante, gouailleuse et attachante. Qu’on assiste aux retrouvailles d’un couple et du lait qui déborde, à la confidence solitaire de la blonde esseulée, de la brune gentiment cruche ou du veuf, l’intime est toujours juste, et permet l’accès aux fragilités de chacun, épaississant chaque personnage avant de le voir briller en société par ses saillies imparables. Car comme toujours chez Clouzot, c’est aussi le rire qui s’invite à la fête : Jouvet en tête, personnage extraordinaire, rabroue tous ses interlocuteurs (« Vous désirez quelque chose ? », lui demande un serveur, qui se voit répondre « De l’air. ») tout en obtenant d’eux, par sa parole continue, les informations qu’il désire.
Le secondant, les femmes, et surtout Dora, la photographe, sont les véritables entremetteurs du drame, tandis que le mari passif, à qui on vole tout, même son meurtre, se débat pathétiquement face aux assauts du sort et de l’enquêteur.
Cette plongée dans une galerie de portraits permet donc de dépeindre avec une grande justesse les passerelles entre l’intime et le collectif, et ce à travers un motif qui traverse tout le film, celui de l’image et de la mise en scène.
Dès l’ouverture, Clouzot filme la foule assistant au spectacle de Jenny : la caméra virevolte et compose son public : une vieille édentée, un couple bien occupé, un enfant qui braille, des hommes seuls aux yeux brillants : le glamour offert à la foule, l’amour verni à ceux qui en manquent, c’est bien là la dichotomie qui structure tout le récit.
Qu’on pense à la façon dont Dora réarrange la scène du crime, à la place pathétiquement symbolique du mari, au piano, première loge du spectacle de sa femme en objet de convoitise de la foule…Mari qui prendra comme alibi sa présence à un autre spectacle. Jusque dans les inflexions comiques, Clouzot exploite ce motif : c’est la scène de ménage avec les violons qui répètent en arrière-plan et offre une bande originale de premier choix, ou la savoureuse réécriture en langage châtié de la déposition du mari par l’inspecteur. Tout mérite une réécriture, tout se verra exploité en vue du grand spectacle attendu par le public. Ce n’est pas un hasard si le temps presse pour le réveillon de Noël, grande soirée du paraitre où les familles se réunissent, et si les journalistes attendent dans le couloir comme des prédateurs pour donner leur version romancée du récit.
Des individus et leur cortège d’émotions, que tout fragilise (qu’on considère à ce titre, le très incongru et très touchant fils de l’inspecteur qui s’invite dans certaines scènes), et qu’on propulse dans la lumière : voilà le sujet du film. On se défend, on s’invective, on se confesse, et la Noël qui clôt l’intrigue, celle de la réconciliation, n’est pas loin d’approcher celui de La vie est belle.
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