Carroll - Lorre : c’est de la bombe !
Il est temps de rendre justice à un film excessivement critiqué, et par son auteur même : "Secret Agent" n’est pas le naveton auquel certains voudraient nous faire croire (jeune membre du site à la dent dure, reconnais toi !). C’est au contraire un film très représentatif de la période anglaise de Hitch et qui possède de nombreuses qualités. Bien sûr il faudra pour les reconnaître goûter le sens de l’effronterie et l’humour très particulier de ses films de l’époque, et conséquemment renoncer à l’esprit de sérieux qui s’attache aux histoires d’espionnage. Non, "Secret Agent" est un film hitchcockien habillé en comédie qu'il faut voir comme le produit précoce d’un laboratoire à idées, laboratoire qui ne donnera sa formule parfaite que bien plus tard avec "La mort aux trousses".
En ce qui concerne le casting, il ne faut pas se tromper : il est absolument en phase avec le film. Les reproches de manque de crédibilité (Gielgud ou Lorre) ou de fadeur n’ont que peu de prise car il s’agit avant tout d’un jeu. Un jeu à quatre où les codes et figures habituels sont évidemment chamboulés. "Secret Agent" est le premier film où apparaît la figure du méchant distingué et sympathique (Robert Young). Le héros est un homme ordinaire, non pas dénué de tout pouvoir de séduction mais bien moins attractif à première vue que le méchant. Le personnage de Lorre est grotesque mais il participe du détournement en créant avec Gielgud un duo d’espions maladroits et décalés, auquel on s’identifiera non sur le mode de l’idéalisation mais bien sur celui de l’autodérision. Carroll quant à elle n’est pas la femme fatale incarnée plus tard par Eva Marie Saint dans "La Mort aux trousses" mais une sorte de pendant féminin de Gielgud. Elle dessine un portrait (tout en nuances de fonctionnalisme et de mysoginie) de l’héroïne hitchcockienne naissante, c’est-à-dire une figure écervelée qui révèle des ressources de hardiesse et d’intrépidité dans les situations à danger.
Gielgud se voit doté, pour les besoins de la mission, d’une femme dont il découvre l’existence au moment où elle le trompe (elle se trouve en compagnie de Young qui lui fait la cour, mais comme ils sont tous deux dans la chambre des faux époux, la situation est équivalente.). Le trio compose au début du film un petit jeu lubitschien assez savoureux, agrémenté par celui qui consiste, pour Gielgud et Carroll, à jouer aux apprentis espions. A noter que la situation anticipe celle de "La Mort aux trousses" où Cary Grant est contraint de se glisser dans la peau et les vêtements d’un espion fictif. Ici Gielgud est assigné malgré lui à une autre identité, ce qui fait qu’il est assez peu adapté aux nécessités de sa mission, hésitant et passif tout du long. Ce qui donne lieu à une des critiques habituelles à l’endroit du film et du personnage est en réalité un parti pris qui s’inscrit dans le traitement anti-conventionnel par Hitchcock de la figure du héros, à travers une forme d’ironie (ici et dans bien d’autres films) ou de cruauté (on le verra avec Janet Leigh dans Psychose ou Jimmy Stewart dans Vertigo).
Outre l’aspect comédie on relève des moments de suspense fort bien agencés, illustrant toute la maestria de leur auteur déjà à cette époque. Notamment la scène de montagne, prétexte à l’assassinat du supposé espion ennemi (autre facteur aggravant : le fait qu’Hitch montre ses personnages se trompant de cible et tuant le mauvais homme) et son montage alterné avec la scène du chien. Ou la scène de la fin dans l’usine de chocolat, avec le bruit des machines qui muettise toute la séquence, créant une sorte de régime visuel pur qui n’est pas sans évoquer Eisenstein (on sait qu’il en a regardé avant de faire le film). Par là on voit que derrière les effets de l’Hitchcockerie il y a bien un art de faire parler les signes qui fait le véritable intérêt de la chose. C’est une façon de tirer l’arrière plan vers le premier pour lui donner consistance et sens. Ainsi, l’assassinat montagnard ne devient vraiment réel que parce que la femme de la victime (et le spectateur) reconnaît dans les hurlements du chien le signe de sa mort. De même, les bruits de l’usine substituent à l’enchaînement mécanique des gestes et des machines celui des actions menant à la découverte de l’espion ennemi (un message glissé dans une boîte de chocolat). Ce sont les objets (dans la scène précédente un chien) qui opposent à la légèreté et la versatilité de la scène sociale avec ses apparences leur poids incompressible, leur évidence irréfutable. En cela Hitchcock est certainement moins métaphysicien que matérialiste (et peut-être le plus matérialiste des cinéastes).
Pour finir, quelques lignes de dialogue qui pourront servir de test pour savoir si l’on est capable d’apprécier ce film (si on ne sourit pas, mieux vaut passer son chemin).
"- Aimez-vous votre pays ?
- Et bien, je viens de mourir pour lui."
"Ces raids dérangent les poissons rouges, que faire ?"
"- Qui êtes-vous Monsieur ?
- Appelez-moi R.
- R pour réclamation ?
- Non, R comme rhododendron."
(A propos du personnage de Lorre)
"- J’ai un assistant ?
- Oui, on l’appelle le Mexicain Chauve.
- Pourquoi ?
- Et bien, il n’est ni mexicain, ni chauve…"