Au coeur de la ruse, l'honneur et le pardon sont rois

Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre ; derrière cette formule se cachent une poésie et une force dans le propos en pleine guerre mondiale, qui plus est au tournant 1945. Entre justesse gracieuse et tension palpable, ce qui nous est raconté tient, comme le titre, sur une phrase : un prince fuit la violence d’un frère et devra passer la frontière, déguisé et accompagné de sa garde rapprochée en habits de moines. Akira Kurosawa mélange alors ici les genres, comme à son habitude, en puisant au récit de base tout son art japonais du théâtre kabuki et du drame nô, ainsi qu’en y ajoutant la figure sublime du folâtre, interprété par Kenichi Enomoto — absent de l’histoire d’origine.


Le film prend alors ce personnage comme l’une de ses pierres angulaires, qui viendra perturber dès le début la fuite des protagonistes en découvrant leur vraie nature. Cependant, plus qu’un bouffon, Kurosawa propose au public une échappée à ce qui aurait pu mener à l’ennui, en créant une figure prête à dévoiler tout son honneur. Touchant est celui qui semblait drôle et subtil devient le surjeu expressif. En effet, les ruptures que Kurosawa impose à son récit subsistent comme ce qui émeut et perturbe par la même occasion ici. Comme un conte dont la naissance paraîtrait si ancienne, que de nombreux auteurs se le seraient attribué et auraient alors créé cette intrigue se dirigeant tout droit vers l’inconnu.


Mais la poésie à elle seule ne se suffit pas, Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre construit aussi un éloge à l’honneur et le film, avare en séquences, n’oubliera pas de donner une apothéose à la vertu. Arrêtés par les gardes-frontières, le cortège devra se défendre face aux accusations. Bien que la scène paraisse longue, le bras droit du prince en fuite Benkei — incarné sublimement par Denjirô Ôkôchi — se verra obtenir le statut de maître du jeu de la ruse. Ce jeu dont la justesse devient le pion et la queue du tigre l’allégorie. S’en suit, comme une envolée, près d’un tiers du film où Kurosawa fonde à l’écran, mot après mot, une tension qui trouvera violence dans la joute verbale, le montage sur lequel repose la scène et le rapport fatal qu’ont les personnages entre eux dans l’espace. Le maître du jeu se verra presque détrôné lorsqu’il lira de toutes ses forces, et de façon improvisée, un faux ordre de souscription. Divertir ainsi l’attention de l’ennemi et rusant de ce fait, le vaincu s’échappe.


Cet aboutissement cathartique ne sonne pas pour autant avec la fin du récit et la kinesthésie, dans laquelle la violence de Kurosawa nous a plongés, disparaîtra au profit de l’envoûtement du saké. En effet, la rupture faisant office de maître mot, les apparences se présentent comme trompeuses et la finalité ne se trouve pas à la frontière, mais bien au-delà. Les gardes-frontières suivront alors les passeurs pour leur offrir fortes boissons devant la démonstration de leur valeur, en guise de pardon. Cependant, la victoire restera de pair, mais pas dans les esprits de ceux qui ont combattu. En effet, ils ont le cœur lourd de ce qu’ils ont dû entreprendre lorsque s'en vont leurs ennemis, notamment Benkei dont la droiture est remise en cause après qu’il a dû frapper celui qu’il protégeait jusqu’alors, pour ne pas compromettre la fuite. Le saké ne permet ni l’oubli ni le pardon et c’est Kurosawa lui-même qui devra bouleverser le spectateur et les personnages en révélant enfin le visage de leur maître à tous, caché jusque-là. L’indulgence et la bonté trouveront alors leur représentation esthétique dans ce plan caractéristique de la puissance émotionnelle du cinéma de Kurosawa qui mélange simplicité et force, légèreté et robustesse, en ses personnages. Une compréhension, car l’acte incarnait une nécessité.


Certes court et pourtant inégal dans les longueurs qu'il propose, la vigueur de l’un de ces premiers Kurosawa repose sur un récit éternel et intemporel où l’honneur et le pardon renferment le statut de vertus ancestrales qui parlent à tous, trouvant leurs représentations dans le cinéma de Kurosawa qui ne cessera de les réattribuer au sein des bannis, samouraïs, moines ou autres marginaux en quête du regard d’une caméra.


Plus d’informations d’une belle richesse sur le contexte historique du film et la lecture qui peut en être faite.

SPilgrim
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Excursion à travers l'écran asiatique et Les meilleurs films de Akira Kurosawa

Créée

le 6 juin 2016

Critique lue 278 fois

2 j'aime

Critique lue 278 fois

2

D'autres avis sur Qui marche sur la queue du tigre...

Qui marche sur la queue du tigre...
Torpenn
6

Un tigre de papier

Difficile de ne pas reconnaitre que les premiers films de Kurosawa, tournés pendant la guerre, sont très loin de ses réussites futures, et c'est normal après tout, il fait ses classes, il se...

le 28 oct. 2012

18 j'aime

15

Du même critique

Aftersun
SPilgrim
1

L'autre film

[Mouchoir #43] Ce qu'il y a de particulier lorsque l'on ne rentre pas dans un film, c'est que le temps de la projection peut se transformer en tribunal de notre sensibilité ; où l'on se met à...

le 6 févr. 2023

7 j'aime

Les Trois Lumières
SPilgrim
7

Ode à la Bête Humaine

J’ai récemment relu la critique de zombiraptor sur Interstellar. « Qu’est-ce que ça vient faire là ? » me direz-vous. Eh bien, sa conclusion résume ma pensée ; le reproche fait à Nolan est qu’il ne...

le 3 févr. 2023

7 j'aime