***Possibles spoilers dans la critique***
Avant de voir Réalité, je n'avais vu, de la filmographie de Quentin Dupieux, que Wrong, que j'avais aimé pour son décalage et une partie de son humour, mais qui m'avait semblé facile, n'allant pas assez loin. Il est probable que c'est une des raisons qui ont fait que j'ai véritablement adoré Réalité : il va jusqu'au bout.
C'est la première fois que je vais voir deux fois un même film au cinéma : la première fois, lorsque les lumières se sont rallumées à la fin de la séance, je me suis tourné vers celle qui m'accompagnait et on a échangé des regards brillants en nous exclamant, quasi-simultanément : O-M-G (je suis un peu geek et je l'ai contaminée) ; la seconde fois, je savais à quoi m'attendre mais pas ceux qui étaient avec moi et deux d'entre les quatre amis qui étaient présents ont avoué n'avoir strictement rien compris et donc ne pas avoir apprécié le film, auquel il manquait, selon eux, une explication en bonne et due forme de ce délire presque psychédélique et abyssal des films dans le film.
A travers cette critique, j'entends expliquer en quoi je trouve ce film absolument génial et magistral et ce que j'y ai vu, offrir une piste potentielle d'interprétation.
Réalité est certes un film qui parle de la réalité, mais c'est un film qui à mon sens parle avant tout du cinéma, et notamment de ses rapports à la réalité. Il se déroule d'ailleurs entièrement dans le milieu du cinéma, du film, que ce soit pour la télévision avec cette émission télé improbable ou pour les salles sombres elles-mêmes avec l'intrigue autour de Jason (Alain Chabat) et du producteur qu'incarne Jonathan Lambert. Si on se concentre d'abord sur l'intrigue, on a donc d'un côté la vie de Réalité (une jeune fille) qui se trouve « bouleversée » par la découverte d'une cassette vidéo intacte lors de l'éviscération d'un sanglier (le père de Réalité aime empailler les animaux et toute la scène d'introduction m'a beaucoup rappelé cette femme folle que Terry Gilliam nous présente dans Tideland), d'un autre les péripéties d'Alain Chabat en quête du meilleur gémissement de douleur de l'histoire du cinéma afin d'obtenir un financement pour son film d'horreur, et intercalé au milieu de tout ça de multiples intrigues secondaires. Bien sûr, tout finit par se recouper dans un joyeux chaos, une mise en abyme sans fin qui risque d'en laisser certains sur le carreau.
L'intrigue est originale, intéressante et plaisante à suivre, mais on se rend vite compte, quand on entame la dernière demi-heure du film, qu'elle semble perdre tout sens alors qu'on se retrouve plongés dans ce jeu d' « Endless Mirrors » (titre du livre qu'on aperçoit la compagne de Jason (Chabat) lire), de miroirs à l'infini. Cette cascade de non-sens, de scènes improbables qui vont toujours plus loin mais parviennent sans cesse à nous tromper à nouveau et à nous rattacher à l'action du film, on peut, à mon sens, l'interpréter de deux façons à la fois tout à fait différentes et complémentaires.
D'abord, Réalité trouve un sens profond et intéressant pour tout cinéphile dans sa dimension de méta-film, de film sur les films, de film sur le cinéma, sur ce que c'est que le cinéma et quels sont ses rapports au réel. Le film, dans la lignée du reste des films de son réalisateur (je pense) et en tout cas de Wrong, est dès le départ ressenti comme un film décalé, un peu fou et où le monde est différent du nôtre. Mais avec le personnage de Zog (John Glover), « ancien du documentaire », et la notion de rêves/cauchemar introduite par la compagne de Jason (sorte de psychanalyste), des scènes qui paraissent complètement surréalistes ou à côté de l'intrigue à première vue, comme cette épopée de cet homme habillé en femme au volant d'une jeep militaire, ou l'histoire de Réalité (la jeune fille) sont finalement récupérées par l'intrigue générale et nous trompent, nous illusionnent, nous permettent d'y adhérer : quand on dézoome de ce qu'on voit de la vie de Réalité et qu'on se retrouve avec Zog, son producteur (Jonathan Lambert, justement) et son équipe dans une salle de projection, on se rend compte qu'il s'agit d'un film ; quand on retrouve cet homme qui s'habillait en femme chez sa psychanalyste, on réalise que c'était un rêve. Mais dans les deux cas, jusqu'à ce qu'on nous montre autrement, on a adhéré à ce qui a précédé comme s'il s'agissait d'une « réalité » du monde du film (Réalité, de Quentin Dupieux (je sens que je commence à me/vous perdre)). Ce même procédé permet de recoller le spectateur à l'intrigue quand tout semble devenir totalement fou : on repasse chez Réalité et on s'en abstrait avec Zog et tout le monde dans la salle de projection, et d'un coup tout semble plus normal, on a l'impression de comprendre, alors que tout ce qui a précédé avec les Chabat multiples n'étaient naturellement jamais concerné par cette abstraction rassurante, comme on s'en rend vite compte par la suite. L'art du cinéma réside sans doute en grande partie dans le montage, en tant que c'est à travers le montage que nous sommes sans arrêts trompés, qu'on nous fait croire à un film, à une succession d’événements, de photos, qui forment une histoire cohérente, un tout, un monde.
A noter également une critique assez acide de la télévision de la part de Dupieux, d'abord avec cette émission télé invraisemblable, a priori relevant de la télé-« réalité » de cuisine et qui s'avère morne, ennuyeuse, et capable de rendre fou même ses participants (l'animateur déguisé en rat), puis avec le synopsis du film que veut réaliser Jason (Chabat), « Waves », qui raconte comment les postes de télévision du monde entier rendent d'abord les êtres humains de plus en plus stupides à travers les ondes, les poussant à les regarder de plus en plus (rires dans la salle à ce moment du film), puis les tuent directement dans une orgie de sang, toujours à travers les ondes, ce que le producteur qualifie directement de « science-fiction » (nouveaux rires : de la fiction ? Peut-être pas tant que ça, à bien y réfléchir…).
D'autre part, en regardant Réalité, j'ai vu une prouesse de la part de son réalisateur, qui a réussi à aller suffisamment loin dans la mise en abyme, l'impossible pourtant dûment affirmé et revendiqué, pour faire sauter le verrou imposé par la nature photographique du cinéma et inventer du sens. Je m'explique. Avec François Rastier, sémiologue français, je dirais que la littérature voit ses mots prendre sens à l'intérieur d'une unité sémantique, d'un monde sémantique, que représente le texte. Et ainsi, chaque mot d'un texte ne prend de sens qu'en regard de tous les autres qui composent ce même texte. Ainsi, si on ne peut pas vraiment inventer d'image absolument différente de ce qu'on connaît de la réalité, la littérature permet au moins de s'affranchir de cette limite en définissant un mot nouveau à travers un sens seulement approximatif, à compléter par le lecteur par rapport à l'intégralité du texte. Dans la littérature de fantasy, on peut adhérer aux créatures les plus incroyables, à la magie la plus fascinantes, aux mondes les plus improbables sans guère de problème : on ne prend pas notre propre monde pour référence. Or, le cinéma repose en partie sur le « ça-a-été » photographique (je ne parle pas du cinéma d'animation ici, qui est sans doute le plus trompeur, le plus grand illusionniste du domaine de l'image animée) dont parle, à raison me semble-t-il, Roland Barthes dans La Chambre Claire. Toutes ses images sont issues de photographies du monde réel, et on a donc un effet de réel naturel, en le regardant, qui ne peut que nous forcer à prendre le monde réel pour référence. Difficile alors de nous imaginer en sortir, d'adhérer à un monde différent autrement que par les images de synthèses. Pourtant, dans la lignée de ce que Dupieux avait commencé avec Wrong, dans Réalité, on peut considérer (c'est au moins mon cas) que la mise en abyme va tellement loin qu'elle finit par retrouver un sens nouveau, un sens inhérent au film, un sens splendide qui rend justement spectaculaire la révélation finale que préparait Zog, un sens qui ne rend pas le film incohérent et donc indigne d'intérêt ou inappréciable en tant qu'il s'est détaché du monde réel dont on fait chaque jour l'expérience.
J'ai donc adoré ce film, même si je peine ici à me faire clair dans mes raisons, j'en ai peur. Les acteurs sont d'ailleurs tous très bons et convaincants dans leurs rôles, et la bande son minimaliste ponctue savamment l'image, la soulignant et la mettant encore en valeur. La parenté entre film et rêve, leur opposition à la réalité, tout ce dont j'ai déjà parlé précédemment, autant de thèmes fascinants dont Réalité parle avec brio et beaucoup d'humour. C'est un film qui parlera au moins à ceux qui aiment le cinéma et en particulier à ceux qui aiment s'interroger sur les enjeux du cinéma.