Vous êtes installé dans un fauteuil qui épouse avec grâce les courbes de votre corps de bête. Vous venez de voir la dernière œuvre de Quentin Dupieux, et alors que le générique touche à sa fin, vous vous relevez lentement.
Votre cœur bat : « Zajebiste, zajebiste, zajebiste…».
(Oui, votre cœur est étrange)
Vous rentrez chez vous ; Réalité vous obsède. Vous ressentez l’irrépressible envie d’écrire quelques lignes à son sujet. Mais avant, vous allez vous faire des pâtes. Parce que oui, il est tard… et vous avez faim.
Les pâtes étaient succulentes. Vous êtes un véritable maestro de la cuisson.
Vous appelez vos amis pour leur dire à quel point vos pâtes étaient réussies. Certains vous félicitent, d’autres s’en foutent.
Réalité.


Sixième long-métrage de Quentin Dupieux, aboutissement d’un cycle créatif initié par Rubber, Réalité est le film le plus maîtrisé de son auteur. Également garant de la photographie et du montage, le cinéaste français livre une œuvre impondérable, aussi jouissive que troublante.
Projet ambitieux, fruit d’une longue période de réflexion, Réalité est une comédie unique qui, malgré la complexité de sa forme, n’oublie jamais d’être drôle.



Vous marquez une pause ; Réalité vous obsède. Vous ressentez l’irrépressible envie d’écrire quelques lignes à son sujet.
Afin de prendre un peu de recul, vous décidez de lire des critiques du film sur internet. L’une d’entre elles commence ainsi :



Vous êtes installé dans un fauteuil qui épouse avec grâce les courbes de votre corps de bête. Vous venez de voir la dernière œuvre de Quentin Dupieux, et alors que le générique touche à sa fin, vous vous relevez lentement.



Étrange…
Troublé, voire choqué, vous poursuivez. Le texte n’était pas terminé, de toute façon :


Réalité est axé autour de Jason Tantra (Alain Chabat), cadreur pour la télévision désirant réaliser son premier long-métrage. Un producteur pragmatique, Bob Marshall (Jonathan Lambert), accepte de financer le projet à condition que Jason lui fournisse le meilleur gémissement de l’histoire du cinéma. Bob Marshall produit simultanément le film expérimental du réalisateur Zog (John Glover), film qui suit les pérégrinations d’une fillette du nom de Réalité (Kyla Kenedy), impatiente de découvrir le contenu d’une cassette vidéo issue des entrailles d’un sanglier. Le proviseur du collège de Réalité (Eric Wareheim) fait quant à lui des rêves étranges au cours desquels il conduit une jeep militaire habillé en femme. Il est suivi par une psychothérapeute, Alice (Elodie Bouchez), qui n’est autre que la compagne de Jason. Ajoutons à ces personnages Dennis (Jon Heder), présentateur de l’émission de cuisine sur laquelle travaille Jason, dont le costume de rat lui cause des crises d’eczéma…



Il n’y a rien de plus beau dans l’art que de ne pas réfléchir (Quentin Dupieux)



Apôtre du no reason, le réalisateur livre pourtant (peut-être malgré lui), un film loin de triompher sur l’autel du non-sens absolu. Réalité excite la curiosité du spectateur par le biais d’une narration paradoxalement absurde et tout à fait logique – articulée par un sens du montage notable : si la juxtaposition de plans abusivement longs permettait, dans ses précédentes réalisations, d’accentuer l’aspect grotesque des situations, le montage prend une toute autre utilité dans Réalité. Pour raccorder des récits épars, perdus dans un vortex temporel, Dupieux brise des règles élémentaires avec une aisance et une virtuosité folles. La structure de l’œuvre entraîne peu à peu le spectateur dans une mise en abyme vertigineuse : s’il peut se laisser porter par l’absurdité des scènes lors de la première moitié du film, il n’aura de cesse de vouloir comprendre les subtilités de cette construction lors de la seconde, afin de pouvoir distinguer la réalité du rêve, du fantasme et de la fiction… alors que ces derniers s’entremêlent comme dans un triangle de Penrose. Et c’est là tout le génie d’une œuvre a priori décomplexée, qui non contente de susciter l’euphorie provoque aussi l’anxiété.


Réalité est parsemé de motifs zoqjfnVDiqsnvQPSIDBVhhhhhh



Vous vous réveillez.
Vous étiez en train de rédiger une critique du dernier film de Quentin Dupieux quand, pris de sommeil, vous vous êtes effondré sur votre clavier.
Vous relisez votre dernière phrase : « Pour raccorder des récits épars, perdus dans un vortex temporel, Dupieux brise des règles élémentaires avec une aisance et une virtuosité folles. »
Vous poursuivez :


La structure de l’œuvre entraîne peu à peu le spectateur dans une mise en abyme vertigineuse : s’il peut se laisser porter par l’absurdité des scènes lors de la première moitié du film, il n’aura de cesse de vouloir comprendre les subtilités de cette construction lors de la seconde, afin de pouvoir distinguer la réalité du rêve, du fantasme et de la fiction… alors que ces derniers s’entremêlent comme dans un triangle de Penrose. Et c’est là tout le génie d’une œuvre a priori décomplexée, qui non contente de susciter l’euphorie provoque aussi l’anxiété. Le dernier film de Quentin Dupieux est parsemé de motifs semblant lier ses différents niveaux de réalité. Outre la répétition anxiogène d’un fragment de Music With Changing Parts de Philip Glass, l’utilisation des rêves, des miroirs, et plus précisément, des écrans, semble être le pilier qui supporte le tout. Un exemple flagrant de l’existence de telles jonctions réside dans le comportement de Jason, qui utilise constamment ses mains pour imaginer les cadres de son futur film (film portant par ailleurs sur des écrans de télévision tueurs…). Le contraste entre la mise en place draconienne de trames scénaristiques entrelacées et la virtuosité de l’univers nonsensique de Quentin Dupieux offre à Réalité un caractère inédit, malgré une thématique déjà surexploitée dans de nombreuses œuvres de fiction. Le cinéaste se distingue aussi par la précision de sa direction d’acteurs, en exploitant à merveille le potentiel des comédiens qu’il emploie. Il dirige, non sans talent, l’un des héros de son adolescence, Alain Chabat, dont la figure d’éternel rêveur sert parfaitement le film… L'ex-Nul incarne avec maestria l’un des rares personnages réellement touchants de l’œuvre de Dupieux.


Comme à son habitude, le réalisateur accorde un grand soin à l’image. Quentin Dupieux sait faire preuve de mesure et accorde un fond complexe à une forme épurée, aux effets de mise en scène limités (si l’on exclue le sempiternel jeu sur les distances focales). Une certaine beauté mélancolique émane néanmoins du moindre plan de Réalité. Si la très haute résolution de l’image offre un degré de précision indéniable, le traitement des couleurs (qui sont toutes légèrement délavées) apporte quant à lui un décalage subtil : dès les premières secondes du film, passé le génial écran-titre, rien ne semble véritablement réel… En définitive, Réalité fera ressortir l’éternel rêveur qui sommeille au plus profond de vous ; celui qui, repoussant sans cesse les limites de son imagination, finit par se plaire, puis se perdre dedans. Quentin Dupieux nous entraîne une nouvelle fois dans son univers cotonneux, aussi agréable que sinistre. Si cette œuvre plus personnelle explore – avec une pointe d’ironie - le rapport du cinéaste à la création et à l’art, ce dernier n’a de cesse de divertir son audience et témoigne d’une maîtrise innée de la mécanique du rire.



Le téléphone sonne.
Votre ami B. vous félicite pour vos pâtes. Il en profite pour vous proposer de l’accompagner voir Réalité, de Quentin Dupieux. Vous aimez ce réalisateur. Vous acceptez sans hésiter, impatient que vous êtes de découvrir son dernier film.
Arrivé dans la salle, vous vous installez dans un fauteuil qui épouse avec grâce les courbes de votre corps de bête.
Vous regardez Réalité.
Alors que le générique touche à sa fin, vous vous relevez lentement.
Votre cœur bat : « Zajebiste, zajebiste, zajebiste…».
(Oui, votre cœur est étrange)
Vous rentrez chez vous ; Réalité vous obsède. Vous ressentez l’irrépressible envie d’écrire quelques lignes à son sujet. Mais avant, vous allez vous faire des pâtes. Parce que oui, il est tard… et vous avez faim.
Les pâtes étaient succulentes. Vous êtes un véritable maestro de la cuisson.
Vous appelez vos amis pour leur dire à quel point vos pâtes étaient réussies. Certains vous félicitent, d’autres s’en foutent.
Réalité.

MDCXCVII
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le 15 mars 2015

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