Après l’excellent Wrong Cops l’année dernière, Quentin Dupieux (alias Mr. Oizo pour les amateurs de musique électronique), revient à la charge avec Réalité. Un nouveau film encore une fois inclassable et déroutant, mais qui s’avère être son oeuvre la plus aboutie.
Quel petit joueur, ce Christopher Nolan et ses quelques niveaux de rêves dans Inception ! Quentin Dupieux, lui, met en place dans Réalité une multitude de niveaux, qui s’entremêlent pourtant sans aucune raison ni explication. C’est d’ailleurs ce qui fait tout l’originalité de ce réalisateur dont la filmographie pourrait être résumée à cette maxime : « aucune raison ». Cet amour du « aucune raison », Dupieux l’assume et l’entretient. Mais c’est également un amour qui partage le public. Car si d’un côté les admirateurs ne tarissent pas l’éloges sur le réalisateur français, ses détracteurs n’ont de cesse de considérer ses films prétentieux et sans queue ni tête. Pour eux, Dupieux se fiche de ses spectateurs, c’est sûr.
Pour les indécis, il suffit de regarder l’introduction de Rubber (2010) pour savoir si l’on peut adhérer au « délire Dupieux » ou pas : en plein milieu d’un désert, un flic sort du coffre de sa voiture et explique au spectateur que tous les films sont basés sur des actions qu’on ne peut expliquer, et qui sont donc sans « aucune raison ». Il finit son monologue en présentant le film que le spectateur s’apprête à regarder comme un hommage au « aucune raison ». Cette scène résume à elle-seule le style de Dupieux : un humour absurde, un cassage des codes du cinéma et surtout la célébration du non-sens.
Réalité n’échappe pas à la règle : en sortant de la salle, peu probable que vous entendiez deux spectateurs débattre sur les différents niveaux de réalité et de rêves, comme c’était le cas pour Inception. Les fans de Dupieux peuvent être rassurés, le non-sens est toujours au centre des intentions du réalisateur. Il met ici en scène un mélange indescriptible de personnages qui se croisent alors qu’ils sont censés être, pour certains, des personnages d’un film actuellement en tournage, pour d’autres, dans le futur, ou encore dans un rêve. Nous suivons les histoires parallèles de plusieurs personnages (dont l’un, une petite fille, s’appelle même Réalité), et on finit par comprendre qu’il est inutile de chercher un semblant de cohérence dans le mélange des niveaux de réalité. Dupieux maintient jusqu’au bout son désir de ne pas résoudre son récit, autrement dit de ne pas expliquer au spectateur ce qu’il vient de voir.
A présenter sommairement de la sorte, le travail de Dupieux peut sembler du genre à n’être apprécié que par une petite bande d’ahuris. Mais ce qui lui permet de dépasser ce cadre, c’est l’intelligente utilisation du non-sens, en jouant justement avec le bon sens du spectateur. L’exemple le plus probant est probablement celui du pitch de Rubber : un pneu tueur est recherché par la police. Un spectateur doué de bon sens qui n’a pas vu le film déduira sans nul doute que le pneu tue ses victimes en leur roulant dessus. C’est mal connaître Dupieux ! En effet, le pneu tue ses victimes par la pensée. Dupieux joue avec nos attentes pour mieux les écraser. Le même raisonnement s’applique pour Réalité : si au début on est perdu par l’enchevêtrement des niveaux de rêves, on le reste jusqu’à la fin ! Il ne faut pas s’attendre à obtenir des informations susceptibles de mieux nous y retrouver. Beaucoup de spectateurs ne supporteront pas ce manque de clarté (alors qu’il y a plutôt absence volontaire de clarté), c’est ce qui fait de Quentin Dupieux ce réalisateur si controversé.
Le non-sens est également un bon moyen pour critiquer, et Dupieux ne se gêne pas pour le faire. Dans Wrong Cops, le flic campé par Eric Judor rencontrait un producteur de musique qui lui disait que le style était le plus important dans le métier, et que le talent ne représentait que 5% dans la réussite d’un artiste. Dans Réalité, le personnage d’Alain Chabat (par ailleurs hilarant) cherche à réaliser un film d’horreur et rencontre pour cela un producteur (Jonathan Lambert). En voyant l’apprenti réalisateur tenter d’expliquer le concept de son projet au producteur, difficile de ne pas y voir le miroir de Dupieux qu’on imagine bien patauger lorsqu’il devait expliquer qu’il voulait réaliser un film sur « un pneu vivant qui tue ses victimes par la pensée ».
Réalité, en plus d’être la quintessence du style Dupieux, semblerait donc être également son film le plus personnel. Le réalisateur a réussi à mélanger son non-sens habituel avec une critique piquante du milieu du cinéma. Si l’on rajoute à cela la flopée d’excellents acteurs (impossible de ne pas citer Eric Wareheim, déjà vu dans Wrong Cops, qui est toujours aussi drôle) et la courte durée du film qui permet de ne jamais s’ennuyer, Réalité peut être considéré comme l’une des très bonnes surprises de ce début d’année. Enfin ! Pas pour tout le monde… Car ce n’est pas avec ce film que les détracteurs habituels du réalisateur feront la paix avec lui. Quant aux adeptes, le maître du non-sens les laissera sans nul doute perdus… d’admiration.