Dans la longue liste des sentiments que l’on s’évertue à vouloir expliquer, l’amour conserve une place de choix. Imperceptible, inexplicable, insondable, l’attraction physique et psychologique qu’il façonne entre deux êtres est un phénomène on ne peut plus fascinant. Évidemment, son mystère a très vite attiré les théoriciens, tentant de placer les mots exacts sur un phénomène dépassant la raison. L’art eut évidemment son mot à dire. Des toiles naturalistes de Van Gogh en passant par la célèbre photographie du baiser de l’Hôtel de ville ou La Valse de Rodin, bien des artistes tentent d’immortaliser ce sempiternel amour. Le cinéma ne fait pas exception à la règle et l’amour s’y manifeste explicitement dès 1896, avec The Kiss, qui met en images un baiser sulfureux entre deux potentiels amants. Très rapidement, le septième art s’éloigne du simple contact entre lèvres, comme unique représentation dudit sentiment, et use de toutes les possibilités de son langage pour retranscrire au mieux la complexité psychologique d’un tel sentiment. Le coup de foudre en devient un des moyens d’expression communs. Un simple regard entre deux êtres, qui semblent tout d’un coup oublier toute notion de réel. L’espace et le temps se distordent et ne laissent place qu’à ce lien discret. Big Fish, Titanic, Love Actually ou d’autres succès ont tôt fait de transformer cette forme d’amour immédiat en un cliché inhérent à la plupart les romances cinématographiques. Seulement, en le cantonnant à ce mode d’expression primaire, beaucoup films construisent désormais cet attachement comme un chemin balisé. Or, n’est-il pas de sentiment plus imprévisible, inexplicable que l’amour ? Vouloir le limiter à un simple baiser ou à un « coup de foudre » tout droit sorti d’un rêve simplifie inévitablement toute la dynamique qui entoure ce marasme affectif.
Parmi les auteurs qui ont justement réussi à parfaitement encapsuler la relation amoureuse, il en est un qui ressort toujours, et ce même plus de 70 ans après sa dernière réalisation : Lubitsch. Cinéaste romantique, dont le raffinement n’a d’égal que l’élégance, il a fortement contribué à bâtir une représentation ambiguë de l’amour. Chez Lubitsch, le coup de foudre n’est que rarement présent, ou alors relativement discret, et l’affect entre deux êtres ne se crée pas par magie, mais par un long chemin vers la connaissance de l’autre. The Shop Around the Corner (ou Rendez-vous, dans son médiocre titre français), réalisé en 1940, traduit encore aujourd’hui à merveille toute la maestria de son géniteur.
Contrairement à ses apparences, The Shop Around The Corner est finalement loin d’être facile à aborder. En se lançant dans ce texte, votre humble serviteur s’attendait à déployer le jargon habituel puis à laisser les mots s’élancer d’eux-mêmes. Cependant, après une longue période de réflexion, rien ne vint. Les pistes possibles sont belles et bien là, certes, mais toutes semblent incapables de représenter le génie de Lubitsch. Car, ce qui fait du cinéaste américain un des plus grands auteurs de son époque demeure sa capacité à construire des récits simples et clairs, ne prétendant jamais avoir une foultitude d’interprétations possibles. C’est même tout l’inverse avec The Shop Around The Corner, dont la sobriété émotionnelle comme scénaristique participe à bâtir un long-métrage réconfortant et virtuose.
Par sa galerie de personnages tous aussi adorables les uns que les autres, le long-métrage met en place une atmosphère délicieuse, dans laquelle le spectateur souhaiterait se lover continuellement, et avant même d’avoir aperçu la romance en devenir, l’amour est d’ors et déjà présent, par cette union entre les employés de cette modeste entreprise, mais aussi par l’attachement que porte Lubitsch à chacun d’entre eux. Même l’espace semble empli par cet amour. La boutique de Matuschek se change en un lieu accueillant, comme un second foyer autant pour les personnages que les spectateurs. Difficile de ne pas être d’accord avec les propos mêmes du réalisateur : " Pour la comédie humaine, je n'ai rien produit d'aussi bon. Je n'ai jamais fait non plus un film dans lequel l'atmosphère et les personnages aient été plus réels que dans celui-ci ".
Ici, le cynisme que l’on peut retrouver dans La Folle Ingénue ou La Huitième Femme de Barbe Bleue disparaît même quasiment, au profit d’un récit qui filme une réalisé sociale pourtant dure. Lubitsch ne dissimule jamais les problèmes économiques des personnages, mais décide de filmer le tout avec une légèreté déconcertante. Ici, tout prête à rire, mais pour autant, le cinéaste américain n’abandonne pas sa critique des inégalités de classe, mais freine relativement son agressivité. Le regard qu’il porte notamment sur Matuschek, directeur de la maroquinerie, n’est pas le même qu’il portera sur M. Wilson, le bourgeois insipide de La Folle ingénue. Ainsi, sa richesse n’est qu’accessoire et n’est jamais montrée explicitement. Elle reste en coin, comme un horizon lointain, comme un Eldorado pour tous ses employés de classe moyenne, et devient même une source de bonheur, lors d’un troisième acte salvateur. Mais pourtant, une écriture simple n’est pas forcément simpliste et The Shop Around The Corner le rappelle à chaque instant de sa superbe romance, qui suit un chemin précisément étudié, cherchant toujours à déconstruire les fantasmes amoureuses.
Ainsi, le lien épistolaire entre Kralik et Novak, d’abord centré sur des débats culturels, devient très vite langoureux et romantique alors que leur relation réelle, parasitée par des disputes anodines, se transforme en une querelle progressive. Pourtant, de ses deux relations, aucune ne touche du doigt la vérité. Dans leurs lettres, l’amour fonctionne par l’absence. L’absence d’un être que l’on rêve et embellit. Dans la boutique, leur désamour fonctionne par présence. La présence d’autrui, que l’on évite, que l’on rejette, sans jamais chercher à le connaître. Finalement, ce qui crée une frontière entre eux, c’est le réel.
Lubitsch conçoit alors son récit comme un ballet, comme une danse involontaire, entre deux êtres qui sont voués à s’effleurer, à se tourner autour, en s’attachant naïvement à une vision faussée de leur partenaire. La caméra ne fait finalement que ça : embrasser le point de vue étriqué, isolé de deux personnes, qui s’aperçoivent toujours, mais ne se voient jamais vraiment. Par conséquent, lorsqu’ils sont ensemble, le cadre les sépare toujours, par un simple élément dans le décor ou par un mouvement qui élude l’existence de l’autre, tandis que lorsqu’ils sont seuls face à leurs lettres, la caméra de Lubitsch se referme sur eux et leur petit monde utopique.
C’est lors de la sublime scène du rendez-vous, que s’opère le point de pivot de The Shop Around the Corner. Alors qu’il arrive en retard à son rendez-vous, Alfred aperçoit Klara par la fenêtre et comprend. Absence et présence se mêlent, enveloppe et intellect ne font plus qu’un, tandis que la caméra ne les sépare plus, mais au contraire, les unit dans un même plan. Lors d’un court instant qui semble éternel, la frontière entre eux s’abroge et, pour la première fois depuis bien longtemps, un amour véritable se découvre petit à petit à l’écran. La suite du récit ne tournera alors qu’autour de cette déconstruction amoureuse. Les idoles fabriquées s’effritent pour laisser place à une présence tangible. Et, lorsque Kralik est enfin prêt à aimer celle-ci, c’est au tour de Novak d’y faire face. Les lumières s’éteignent, les corps se rapprochent et font place au réel, moins chatoyant et lumineux que nos rêves les plus fous, mais au moins authentique.
- Are you disappointed ?
- Psychologically, I’m very confused… but
personally, I don’t feel bad at all.
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