Qu’est-ce qu’un miracle de Noël ? Trouver une bonne compagnie pour réveillonner ? Se rassembler autour de la chaleur d’un foyer ? Peut-être. Nul doute qu’un bon souvenir est nécessaire pour accueillir comme il se doit barbe blanche et bonnet rouge. Et même si les images se bousculent, le réel nous ramène toujours un peu de fiction au pied du sapin. On se souvient alors de ces réveillons, à plusieurs ou solitaires ; de ces cadeaux à ouvrir et de ces chaleureux sourires. Je me souviens aussi d’un magasin au coin de la rue. D’un magasin si grand que toute l’humanité semblait s’y être donné rendez-vous. Cigare fumant entre les lèvres, Ernst Lubitsch menait son petit monde à la baguette, entre deux sourires, quelques bassesses et quelques formules d’(im)politesse. Son THE SHOP AROUND THE CORNER n’a rien d’une guimauve frelatée. Il est un plaid dans lequel il fait bon de s’enrouler. Peut-être était-ce là mon Noël de la maturité ? Car face à tous ces retours à l’enfance, THE SHOP AROUND THE CORNER s’impose comme un mets plus raffiné, et surtout, comme un film de Noël qui n’en est pas explicitement un.
Romance presque matricielle, le film de Lubitsch nous emporte à chaque fois dans sa magie de la « simplicité », dans son parfait mélange de douceur et de malice, d’intelligence et d’émotion. Si bien qu’il semble anticiper les moments les plus exaltants de La Vie est Belle, ce joyau humaniste conçu par le grand philanthrope qu’est Frank Capra. Car même dans THE SHOP AROUND THE CORNER, Capra n’est jamais loin : il est dans ce microcosme d’humanité, dans ce mélange de bienveillance et de désespoir, dans cette tentative de (ré)enchantement du réel et dans cette « facilité » apparente d’une mécanique anti-spectaculaire d’une extrême précision. Délaissant les comédies de « haute bourgeoisie », Lubitsch s’intéresse aux gens du quotidien, à ceux qui peuplent les salles de cinéma, à ceux qui cherchent autant l’amour que la sécurité de l’emploi. Car THE SHOP AROUND THE CORNER, c’est aussi la cruauté sous le romantisme. Si le chômage, l’instabilité économique et la figure patronale sont au cœur du film, c’est aussi pour dépeindre l’interaction entre des êtres « emmagasinés » là où leur lieu de travail constitue aussi leur lieu de vie.
Et le vaudeville se construit ici sur ces préoccupations réalistes et sociales, sur un mal-être sous-jacent, sur une humanité toujours sur le point de vaciller. Notons l’élégance / la virtuosité avec laquelle Lubitsch met en scène la tentative de suicide de Matuschek ; séquence jamais plombante, toujours empathique dans sa gravité. Difficile d’ailleurs de ne pas se prendre d’affection pour ce patron qui fera davantage office de père pour ses employés. C’est d’ailleurs cet humanisme lucide qui permet au film de trouver une véritable force dramatique. Puisque ce qui compte, ce sont avant tout ces interactions humaines, ce sens communautaire, ce souci des uns pour les autres. Comme dans La Vie est Belle, il est question d’une recherche de bonté ; celle d’un patron envers son employé ou d’un voisin envers son prochain. Alfred Kralik et George Bailey, même combat ? Tout n’est qu’affaire de bonne volonté. Quand la lumière envahissait le final de La Vie est Belle, c’est ici dans l’obscurité que les amants pourront pleinement se trouver. Et même si aucun ange ne gagne d’ailes dans THE SHOP AROUND THE CORNER, rien n’empêche deux êtres de s’échanger un baiser.
« There might be a lot we don't know about each other. You know, people seldom go to the trouble of scratching the surface of things to find the inner truth. » Imparable, la réplique décompose la mécanique même d’un film qui se dévoile à demi-mots : en grattant sous la surface des choses, plus qu’une vérité profonde, ce sont des émotions que nous trouverons. Ainsi, Lubitsch joue sur notre perception pour révéler le merveilleux dans chaque personnage ; là où les situations de désespoir ne sont que des passages obligés pour permettre le retour d’une certaine harmonie. Sans jamais tomber dans la mièvrerie, Lubitsch enrobe sa romance dans un portrait de l’ordinaire, dans ce regard humain – toujours juste –, exquis dans ses dialogues, ses situations et ses petites attentions. Et à ce sujet, le film doit sans doute beaucoup à l’écriture de Samson Raphaelson.
Il faut ainsi se laisser porter par les modulations de voix de James Stewart, ce grand dadais toujours prêt à décrocher la lune et à nous émouvoir à la lecture d’une lettre d’amour ou de licenciement. Il faut se raccrocher à cette correspondance culturelle, à la force du quiproquo, à la fragilité de chaque personnage et à ces apparences qu’il faut écorcher pour apercevoir des cœurs qui battent. THE SHOP AROUND THE CORNER, c’est la tendresse derrière la farce, c’est l’apaisement sous quelques flocons de neige, c’est un rapprochement entre des êtres qui ont désespérément besoin d’amour et de bienveillance. C’est ménager l’amour au-delà de quelques chamailleries. C’est aussi avoir suffisamment de force pour déclarer ses sentiments ; ces choses qu’on dit et d’autres que l’on tait parfois. Et dans cette magnifique orchestration des sentiments, difficile d’être insensible face à l’authenticité des émotions qui nous assaillent. Plus qu’un magasin, avec Lubitsch, c’est l’amour, le vrai, que l’on trouve au coin de la rue. Vous (re)prendrez bien un peu de ce RENDEZ-VOUS, non ? Immanquable, jusqu’à vous donner l’envie de retrousser votre pantalon face aux beaux yeux de Margaret Sullavan.
Critique à lire également sur Le Blog du Cinéma