Allons y pour, une fois n'est pas coutume, quelques réflexions personnelles, puisque "Requiem pour un Massacre", œuvre incontournable, mais pas si consensuelle que ça, de Klimov se prête parfaitement à ce genre d'exercice :
d'abord, il faut se souvenir que, si aujourd'hui, on range "Requiem pour un Massacre" (titre infect et totalement en décalage avec le film et son "message" : mais pourquoi n'a-t-on pas gardé en français le fantastique "Viens et Vois" original ?) parmi les chefs d'œuvre absolus, qu'on cite Kubrick et Tarkovski, à la sortie du film en 1985, personne ou presque ne s'y intéressa. Quelque chose s'est donc passé entre 1985 et 2019, année de la ressortie du film en salles, qui interroge sur la survie des œuvres singulières, et nous rassure aussi quant au triomphe final de l'Art sur le Commerce, si l'on veut (… pour simplifier !)
ensuite, le DVD de chez "Potemkine", publié en 2007, traîne sur les rayons poussiéreux de ma bibliothèque depuis douze ans, sans que j'ai trouvé le courage, jusqu'à hier soir, de le glisser dans le lecteur. Je ne suis pas masochiste, et j'ai une grandissante horreur de la violence dans les films. Pourquoi donc me serais-je infligé la vision d'un massacre à la réputation extrême, moi qui hais de plus les requiem et toutes les expressions religieuses et symboliques de la souffrance et du chagrin ? Quelque part, c'est sans doute juste la honte pour un cinéphile de ne l'avoir jamais vu qui a été le déclencheur...
premier plaisir, le format 1:33, le seul format - comme disait Eric Rohmer qui en connaissait un rayon - qui reproduit à peu près la vision humaine, et donc permet d'éviter le spectacle" et de favoriser l'inclusion du spectateur.
second et immense plaisir, la magnifique et longue, et parfaite introduction du contexte, des personnages, de la nature biélorusse. On se croirait dans un film des années 70, quand le cinéma était vraiment moderne, sans peurs et sans complexes, avant que les cinéastes soient convaincus qu'il leur fallait faire preuve "d'efficacité" dans la narration comme dans la mise en scène. Scène sublime après scène magnifique - quelles images, quel son, quelle vie dans chacun des plans de Klimov ! - le concept de "chef d'œuvre" s'éloigne pour faire place à une œuvre brute, absurde, jouissive, confuse. Convulsive. Pas un film, mais du "pur Cinéma" !
et puis il faut bien en passer par ce foutu massacre - notre Oradour sur Glane répété plus de 800 fois en Biélorussie par les soudards nazis et leurs leaders SS. Et là, encore, divine surprise, pas de sang ou presque, pas de gore, aucun de ces trucs de plus en plus universellement utilisés pour figurer la violence sur un écran. Au contraire une vision furieusement réaliste d'un chaos général, d'autant plus accablant qu'il n'est guère que l'expression la plus extrême - certes ! - du chaos que nous observons chaque jour autour de nous. La folie ultime dans un véritable voyage au bout de l'enfer, oui, mais une folie dont on reconnaît sans peine l'absolue banalité. L'éventualité que les mêmes choses se reproduisent est parfaitement admissible (d'ailleurs, nous savons tous que les mêmes choses se sont reproduites encore et encore de par le monde depuis 1943), puisque ce que Klimov nous montre c'est l'horrible "humanité" des bourreaux. La scène suivante, tout-à-fait clé malgré sa trivialité, du comportement des nazis quand ils sont capturés et jugés, est claire : nous avons vu des hommes absolument ordinaires, dans leur haine, leur médiocrité, leurs pulsions commettre des abominations inimaginables. Revient alors à l'esprit la multiplication asphyxiante des "regards caméra" des acteurs, et en particulier de l'extraordinaire témoin / narrateur que l'on aura vu vieillir et se recroqueviller à vue d'œil pendant les deux heures du film : "Requiem pour un Massacre" parle bien pour nous, mais il parle surtout DE NOUS.
Il reste alors à Klimov à conclure son film par un geste de compassion envers l'être humain... une conclusion qui me semble souvent mal comprise : ce qui importe, ce n'est pas la furie enragée de l'enfant soldat contre un portrait de Hitler, mais c'est le rêve - la récompense - de pouvoir faire s'inverser le cours du temps, de faire en sorte que l'horreur n'ait pas pu exister (on n'est pas si loin de ce que Tarantino offrait aux victimes de l'Holocauste dans son "Inglourious Basterds", finalement...). Jusqu'au moment où il faudrait, pour que rien n'advienne, que la dernière balle frappe un tout jeune enfant, ce bébé Hitler dans les bras de sa mère aimante : et là, impossible de tirer, il y a des actes qui ne peuvent pas être commis, pour ne pas tomber soi-même au niveau des monstres que l'on veut anihiler. Une conclusion parfaite pour une oeuvre époustouflante.