Va, vois, deviens.
Le voilà enfin vu, ce hit de SC, deuxième du top 111 dont je ne connaissais même pas l’existence avant de vous rejoindre… La guerre, l’histoire, la violence et le cinéma ont toujours cheminé...
le 18 févr. 2014
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Il m'a fallu un peu de courage pour franchir le cap et beaucoup de persuasion pour convaincre ma compagne de visionner ce film avec moi. Nous pressentions que l'expérience serait extrêmement éprouvante. Elle le fut, évidemment, au-delà de ce que nous avions envisagé. Ce film a constitué un tel choc cinématographique que je peine aujourd'hui à trouver les mots pour le décrire.
Le titre original du film devait être "Tuez Hitler". Mais les autorités soviétiques ont censuré le titre car ils ne voulaient pas faire de publicité au despote allemand. Klimov souhaitait pourtant en appeler le spectateur à tuer tous les Hitler, y compris celui qui sommeille en chacun de nous. Finalement, le titre original, tiré d'une phrase de la bible est : "Viens et vois". Car il s'agit bien de cela : venir et voir. Franchir le pas de l'horreur et la regarder en face dans toute sa cruauté.
Les conditions de tournage du film ont été extraordinaires et participent largement du caractère mythique de ce film. Klimov était un réalisateur placardisé par la bureaucratie soviétique après avoir déplu à la critique. Finalement, c'est grâce aux commémorations du quarantième anniversaire de la victoire de l'armée rouge que les producteurs soviétiques ont sorti Klimov du placard et lui ont permis de s'engager dans ce projet qui allait devenir son dernier film, son testament.
Klimov allait finalement bénéficier d'un soutien du Parti communiste biélorusse. Il fallait à tout prix immortaliser un épisode méconnu de la guerre : le génocide biélorusse. 30% de la population massacrée, essentiellement des civils, des centaines de villages rayés de la carte avec leur population liquidée dans des conditions effroyables : hommes, femmes, enfants, vieillards.
Enfant, Klimov avait dû fuir le champ de bataille de Stalingrad sous les balles de Wehmacht et il a connu personnellement les horreurs de la guerre en réchappant de peu à la mort.
Comment pouvait-il envisager revenir sur cet épisode central de l'histoire de l'humanité sans trahir la mémoire des millions de victimes et de leur souffrance ? Comment traiter la guerre et ses horreurs autrement que dans une geste artistique au réalisme assumé ? Klimov devait également rappeler au monde que les russes ont payé le plus lourd tribut de la guerre et que c'est le sacrifice de leur peuple qui a rendu possible la victoire sur l'Allemagne nazie. 25 millions de morts, soit la moitié des victimes de la seconde guerre mondiale. Sans oublier la résistance héroïque des partisans et de l'armée rouge qui allaient être les véritables vainqueurs du nazisme. Le film de Klimov serait donc patriotique, c'est entendu, mais de cette contrainte, le réalisateur est parvenu à en tirer les clés d'une liberté artistique totalement démiurgique.
Klimov devait accomplir un chef d'œuvre, il n'avait pas le choix, d'autant qu'il bénéficiait de moyens quasi-illimités, qu'il serait impossible de réunir aujourd'hui. 9 mois de tournage dans un parc naturel pendant lesquels l'équipe du film était littéralement coupée du monde, des scènes de tir à balles réelles, des forêts réellement dévastées pour accroître le réalisme saisissant des bombardements, des bâtiments incendiés, des centaines de figurants. Et puis cet acteur de 13 ans occupant le rôle principal, plongé dans une expérience extrême de tournage qui aurait dû l'emmener à l'asile psychiatrique. Mais Klimov, dans un réflexe quasi-paternel, a eu l'intelligence de préserver le jeune garçon pendant toute la durée du tournage, allant même jusqu'à à recourir à l'hypnose pour lui permettre de mettre une distance salutaire entre l'enfant qu'il était et le personnage qu'il devait incarner. On voit néanmoins, aux traits tirés de l'adolescent et à son visage d'enfant creusé comme celui d'un vieillard, à quel point le jeune acteur a été malmené physiquement. C'est peut-être cela le premier message de Requiem pour un massacre : de l'impossibilité de l'enfance en contexte de barbarie.
Regarder Requiem pour un massacre ne se résume pas à une monstration morbide des horreurs guerrières. La guerre est l'arrière-plan, ce qui compte est la manière dont les personnages la vivent et y survivent. Klimov a par conséquent choisi un point de vue narratif au plus près de ses personnages. Plus encore, il s'agit de plonger le spectateur dans le ressenti intime, sensoriel et psychologique des personnages. De fait, Klimov a opéré un traitement du son et de l'image proprement vertigineux : l'on est littéralement assourdi par le fracas des bombes, aveuglé par les éclairs ou par la brume. Les personnages sont presque entièrement filmés à la steady cam, ce qui participe de cette immersion sensorielle, que nous retrouverons notamment dans Le Fils de Saul ou Le Soldat Ryan et dont nous comprenons la parenté évidente avec le chef d'œuvre de Klimov.
Le cinéaste russe ne laisse rien au hasard : les prises de vue aérienne virtuoses, la photographie époustouflante, le format de l'image très étroit, tout a un sens précis et participe pleinement du récit, au même titre que la somme des détails fugaces souhaités par le cinéaste, tels qu'un reflet dans les lunettes d'un officier allemand. Le lien filial unissant Klimov à Kalatozov est évident et on prend conscience à quel point le cinéma russe est sûrement le seul à savoir montrer les choses de cette manière : parvenir à magnifier la souffrance séculaire d'un peuple. Car même la mort contient une dimension esthétique, comme dans cette scène de fusillade démentielle dans laquelle les balles tirées dans la nuit se transforment en un ballet élégiaque proprement hypnotique. Mais seuls ceux qui ont côtoyé la mort et l'ont ressentie dans leur chair sont capables de percevoir sa terrible beauté. Voila ce que nous enseigne Klimov.
Le cinéaste s'est interrogé : jusqu'où fallait-il montrer l'horreur sachant que la réalité serait de toute façon toujours infiniment pire que la fiction ? Par conséquent, le cinéaste a su poser les limites de son réalisme cru. A aucun moment, il ne se complait dans une fascination morbide pour la mort ou l'horreur ou, à l'inverse dans un traitement documentaire déshumanisant de la guerre. Car il ne s'agit nullement d'en appeler aux passions tristes ou vengeresses du spectateur. Au contraire, Elem Klimov cherche à démontrer que seule l'humanité est à même de vaincre la barbarie. Tuer l'Hitler qui sommeille en nous implique de ne pas répondre à l'horreur par l'horreur, à la cruauté par la cruauté. Fliora tuera son Hitler intime en sachant s'arrêter de tirer. Sublime morale.
Requiem pour un massacre est le plus grand film de guerre qu'il m'ait été donné de voir. Mais il faut être prêt à encaisser l'épreuve. En ce sens, la réédition DVD de Potemkine apporte des compléments précieux ainsi que des clés de compréhension historiographiques qui s'avèrent capitaux pour bien saisir la puissance de cette œuvre.
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Créée
le 13 févr. 2023
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