Reservoir Dogs est un incroyable film pour enfant. Je m'explique : la charmante couche acidulée de violence kitsch, qui caractérise le cinéma de Tarantino, recouvre en réalité ce que l'on pourrait appeler positivement le film de l'immaturité.
Il y a une véritable violence dans le film, la chose est certaine, mais elle ne se trouve pas là où l'on croit la voir. Prenons Scorsese, par exemple. Chez lui, les mêmes injures, la même vulgarité et le même sang nous frapperont bien plus : il y a quelque chose d'acerbe, une conscience plus aigue de ce que le banditisme à de socialement préjudiciable chez le réalisateur des Affranchis. La cinéphilie de Tarantino est différente. Le film devient, avec lui, une symphonie hautement plus jouissive et consciente de son propre artifice. Le divertissement semble plus "à partager" chez Tarantino, et, sans regret, on est passé du drame sociale au vaudeville à la fraîcheur plaisante. Seulement voilà, je devais parler de la violence active chez Tarantino. Disons qu'elle naît dans l'instantanéité du film. Malgré quatre ou cinq analepses, on vit la fiction en temps réel. C'est à dire que, enfermé dans le même hangar que les braqueurs -et puisque la caméra est à hauteur d'homme, et souvent à l'épaule- on attend, comme eux, toute forme de nouvelle, de nouveauté, de quoi faire cesser les hurlements des uns et la folie des autres. Coupé du monde, on a besoin, le plus possible, de ses informations. Mais notre seul rapport à l'extérieur, dans ce film, nous vient du passé : le bureau de Lawrence Tierney, l'appartement de Tim Roth, la rue où court Steve Buscemi... Alors notre "angoisse" se forge : on s'attache aux personnages, à leurs quêtes respectives, et on constate que rien ne fonctionne comme prévu. A-t'on vraiment envie, en réalité, de recevoir des nouvelles du monde extérieur ? On vit, par conséquent -et quoi qu'il en soit- le film à cent pour cent. C'est à force de s'enfoncer dans le film qu'intervient notre souhait profond de savoir : pourquoi s'amuse-t'on ? Je parlais du film de l'immaturité. Reservoir Dogs devient éminemment sympathique dès lors qu'on se figure que ce hangar pénible est en réalité le préau d'une école, une cour de récréation où quatre enfants jouent à qui criera le plus fort. Tous les braqueurs ont un caractère facile et plaisant. Prenons Harvey Keitel. Très vite, il prend le jeune "héros", Tim Roth, en sympathie et sous son aile. Il l'initie aux règles du gang, pour ainsi voir les choses, sans raison fondamentalement valable. Il s'agit, en effet, de quelque chose de très peu professionnel. Harvey, c'est le gouailleur sentimentale de la bande, avec cette touche d'égo qui lui fait dégainer son arme quand on se moque de lui. Steve Buscemi est plus obsédé par la dimension professionnelle de son travail, pour sa part. "Agir comme un pro", il n'a que ces mots aux lèvres. Certes, après une séquence en analepse, hilarante dans son énergie barbare, il parvient à récupérer les diamants, mais finalement, c'est celui qui se cache, qui s'écarte, qui échappe à la tuerie finale pour mieux se faire attraper par la police. Michael Madsen incarne, quant à lui, un personnage plus déluré, plus insaisissable et plus posé. Il déborde d'une violence créative. C'est le genre d'homme qui parvient à aller s'acheter un coca-frite avec un agent de police menoté dans le coffre de sa voiture, juste après avoir braqué une bijouterie, ou encore à mettre des lunettes de soleil dans un hangar mal éclairé. Et la force de l'acteur, c'est qu'il nous y fait croire sans que cela nous choque. Enfin, Tim Roth, la taupe, est très comparable dans sa mission d'infiltration à un garçon essayant d'intégrer un groupe d'amis affranchis et admirable. Son monde est bien en mal de maturité, à lui aussi : la présence de Marvel (univers pour lequel j'ai pourtant ma dévotion) en dit long, par la présence de poster du Silver Surfer dans son appartement, ou par la mention de la Chose ou de la "Salope Invisible" ailleurs dans le film. Tout est dédramatisé au point que se faire accepter de la bande se résume à apprendre un rôle. La glorieuse équipe se distingue par son mythique code couleur. C'est donc bien un jeu qui se prépare. Les quatre survivants du braquage sont, en réalité, assez anonyme pour que leur âge adulte et leurs responsabilités ne nous étonnent pas. Et c'est seulement cela qui fonde l'équilibre de ce film. Il se passe principalement au coeur de l'action, et les présentations en analepses sont en fait bien maigre. Alors on ne remet jamais en cause leur présence et leurs états d'âme (ceux des personnages, bien entendu). On accepte tout : ils sont, tous, beaucoup trop sympathiques pour que l'on puisse douter de leur réalisme plutôt que de s'inquiéter pour leur avenir imminent. Ce qui me fascine, jusqu'à l'arrivée de Mr Blonde, est la double réactualisation de la situation. J'entends par là les deux reprises où un nouveau personnage à fait son apparition dans la salle. La première : Pink, son aventure et ses diamants. La deuxième : Blonde, son coca et son otage. On est encore dans le thème de l'enfance : ici, c'est l'ouverture à de nouveaux horizons, l'élargissement de la scène et des enjeux par la simple arrivée d'un tiers. De la même manière, l'enfant attend toujours avec impatience l'arrivée de l'invité, qu'il le connaisse ou non, ou encore mieux, de l'oncle ou du parent proche, celui qui a toujours une surprise pour les plus jeunes. Ou encore celui qui revient d'un voyage à l'étranger avec des souvenirs. C'est ce que j'appelle la double réactualisation du film. Les personnages y puisent tous une vraie profondeur; qu'il s'agisse de celui qui attend -on attend avec lui puisqu'on est enfermé avec lui- ou de celui qui arrive -il détient le champs des possibles extérieurs, et est en cela bien supérieur à nous-. C'est Lawrence Tierney qui résume mon propos à sa seule réplique : "Vous criez comme des filles à la recré. "
On a à faire, en somme, à un film tout aussi grande gueule que le sont ses personnages. Un film qui se la raconte, qui fait "comme les grands". Tim Roth au milieu des bandits, c'est Tarantino qui fait son entrée dans le Cinéma. C'est là que la scène de "l'anecdote" du garçon plein d'herbe dans les toilettes d'un aéroport trouve son intérêt. Je crois que c'est d'ailleurs la séquence essentielle du film. On plonge dans une mise en abyme scénaristique : le premier degré est celui de la lecture, le deuxième celui de la répétition sur une scène abandonnée aux graffitis, le troisième est celui de l'interprétation devant les criminels, et le quatrième est la façon même que Tim Roth à de vivre la scène. Une scène qui n'a même pas eu lieu. C'est à la fois la construction d'une légende personnelle, propre à l'enfant qui ne sait plus -à son profit - la limite entre son rêve et la réalité, mais aussi Tarantino, qui fantasme ses projets de films avec une telle conviction que ceux-ci finissent par devenir réalité. Dedans il pourra s'amuser avec autant d'injures, d'insultes et d'hémoglobine qu'il le voudra.
Le dernier degré de narration donne alors lieu à la mise en abyme principale : Orange face au chien-policier, c'est exactement une anecdote qui pourrait faire office d'un scénario tarantinesque. C'est aussi ce qui fait la force du Cinéma de Tarantino. Un réalisateur qui n'a pas peur de laisser place à la petite histoire, la saynète insolite, sans réelle conséquence sur la suite des événements, qui n'existent et ne valent que dans leur charme singulier. Prenons la scène d'ouverture : gratuite, presque triviale -mais assez fascinante comme lecture exégètique du Like a virgin de Madonna- et éminemment intéressante. Ce genre de conversation qu'on a jamais osée avoir et qui nous donne envie de suivre ces huit bonshommes jusqu'à la fin du film. Peu importe ce qu'il arrivera, et l'avantage pour le spectacle, c'est que la scène d'ouverture ne nous en dira jamais rien.