Le Voyage à Cythère est emprunt d'une incroyable nostalgie, d'autant plus touchante qu'elle se ressent sans que le moindre souvenir, la plus petite analepse ne soient donnés. Pour ce qu'il est, le passé n'est presque jamais explicitement évoqué. On ne comprend pas tout au début du film. Et on se laisse hypnotiser par cette nostalgie immanente. Mais d'où vient-t'elle ? De notre humanité partagée. Parce qu'à aucun moment le film ne va se souvenir de lui-même. On se souvient pour lui. Il s'emploie en fait à mettre en scène, selon la fiction, tout ce qui fait appel à une émotion inhérente à notre esprit. Cela tient presque de l'instinct. Dans les faits, c'est un vieux couple malmené par la vie. On n'a même pas besoin de fantasmer son passé ; l'émotion vient en voyant ses vestiges se détruire si vite après avoir été retrouvés. Une cabane qui brûle, des terres menacées d'êtres vendues... Tout allait disparaître si vite. Il y a une universalité douloureuse, un souvenir qui restera toujours souvenir, dans ce village-cimetière déserté, dans tout ce qu'il a de brumeux, de ciel gris et d'à jamais disparu. Cette escapade à l'île devrait compter comme un voyage dans le souvenir. Ici, le souvenir, pour ce qu'il a d'inavoué et de concret, se transforme en mythologie, mais c'est une mythologie sans pitié et sans joie. De la même manière que ce film est un film d'amour sans bonheur. C'est donc une nostalgie qui germe dans la douleur, parce que la douleur signifie qu'avant, la vie était belle, ou du moins qu'on n'était pas condamné à errer sans patrie. Le goût de la nostalgie s'acquiert dans l'éphémère des retrouvailles. Leur douleur, leur intensité augurent une vie, une jeunesse qu'on regrette, et une attente qui n'a rien retiré à l'amour sinon le temps de s'aimer. Je crois que le plan final est à la fois le plus calme et le plus insoutenable des films que j'ai pu voir. Deux vieillards sur un radeau qui se perd dans la brume. Le bleu mélancolie signale : il n'est rien que le temps et l'oublie ne dévorent. Au point qu'il n'y a pas de plan, en retour, sur le visage des enfants sur le quai. Mais cette espèce d'émotion instinctive qui naît dans le discours universel d'Angelopoulos provient, avec encore plus de beauté, des ambiances. Ce film est un concert de bruit du quotidien et de musique classique. Alexandros ne marche pas, il danse. Dès matin il lance son tourne disque. Et rien n'est plus beau et plus banal, plus chargé de souvenir, qu'un chien de campagne qui aboie sous la pluie, dans la nuit. De façon générale, Angelopoulos veille à garder toutes les nuisances sonores, et d'en mêler la musique de fosse. C'est un peu ce qui m'avait marqué chez les Pink Floyd : la musique qu'on entend à moitié dans le brouhaha général, et qui gagne comme ça tous les accents et toutes les tonalités que l'imagination lui prête pour la compléter. La musique parfaite à notre façon. Les dialogues sont simples et puissants, et souvent ils se résument à la répétition entêtante de prénoms. Alexandros, Eleni, Spyros... C'est déjà tenter de se souvenir, de tout garder en mémoire. La comptine des prénoms qui vient survivre à l'oubli, essayer du moins, parce que c'est ce qui marque du début du film jusqu'à son coeur. Mais ça ne gagne pas, et le film est pessimiste. Ce qui touche aussi, c'est parfois l'artifice de l'environnement. Un monde comme un décors de film, vide, décoloré, on peut compter ses personnages sur les doigts de la main, au point de croire qu'ils sont tous acteurs dans les rues. C'est à dire que le passage du studio à la ville se fait sans prévenir. On découvre ce monde vide à en pleurer dans de maigres et longs mouvements de caméra. Angelopoulos prend son temps, mais sans générosité. Il vient chercher la beauté de l'image dans le hasard, dans les situations telles que le drame les livre. Si un vieil homme se met à danser en haut d'une colline, ça n'est pas pour la beauté du geste. La poésie des images, du radeau matinal dans la brume au trio attroupé dans la nuit autour d'une roulotte éclairée, en passant par une fanfare dans un kiosque chaleureux, est d'un l'esthétisme sincère et oublié que les personnages ne remarquent même plus, noyés dans leur chagrin. Quelquefois la caméra s'écarte, loin, laisse l'objet se faire aspirer par les limites de l'art, le fait que le cinéma n'ai jamais su tout garder à l'écran. Elle longe, elle s'étend mais le plus souvent s'arrête, s'immobilise. C'est une caméra du désespoir. Je dirai qu'ici, la jouissance esthétique volontaire, selon Angelopoulos, doit beaucoup plus provenir de la bande-son que de l'image.
Je n'ai pas l'intention de parler politique. Je suis convaincu qu'à chaque film, Angelopoulos s'enfonçait plus profondément dans le drame humain et délaissait les opinions, les luttes et les engagements; tout ce poids qui essouffle l'équilibre et la sensibilité des oeuvres d'art.
Ici, c'est presque le deuil de la mythologie qu'il fait. C'est Cythère, oui, et Aphrodite est morte il y a trente deux ans de ça. Et moi, je ne me suis jamais senti aussi vivant qu'après avoir vu un film si sombre.

Thecaptaincactus
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le 2 avr. 2018

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