Ce qui est bouleversant dans ce long-métrage de Laurent Cantet, n'est pas tant le propos majeur de l'intrigue qui met en image l'hypocrisie du patronat face aux ouvriers de l'entreprise. Bien qu'il s'agisse toujours d'un discours juste, il est employé dans pas mal de films de l'époque et a traversé tout le XXe siècle. Ce qui touche sincèrement, c'est surtout la lutte d'un fils naïf face à son père au corps fatigué, qui mélange toutes les contradictions sociales possible au sein d'une famille soudée.


La sobriété de la mise en scène de Laurent Cantet plonge très vite le spectateur dans l'intimité de cette famille. Refusant toute musique, le film est aux premiers abords très calme et le jeu souvent maladroit des parents vient renforcer ce réalisme de petite famille de province, avec notamment un éclairage très anecdotique, et les décors d'une maison très familière. Pas besoin d'en faire des tonnes dans les dialogues ou la mise en scène pour souligner le lien fort qui unit cette famille, alors même que le père ne parle que de boulot, parle peu, et ne souhaite que le meilleur pour le stage de son fils au sein de l'entreprise dans lequel il est ouvrier depuis 30 ans. On voit la problématique arriver assez vite : Franck, le fils, va très vite se rendre compte que le monde de l'entreprise n'est affaire que de blabla avec les syndicats, et de stratégies patronales pour continuer à faire des bénéfices. Mais sa naïveté va d'abord l'amener à penser que le patron fait ça pour le bien être de ses employés : idée très maligne du réalisateur de percevoir la manière dont on manipule les consciences de jeunes stagiaires. Et ce qui est intéressant, c'est que la mise en scène va créer un parallèle entre les longs discours des bureaucrates, satisfaits du travail de Franck, qui a l'impression de faire les choses bien, et le silence assourdissant des ouvriers, au regard méprisant. D'abord dans l'incompréhension, le jeune homme va vite saisir pourquoi les ouvriers n'ont que faire de ses prétendues "bonnes démarches" pour eux, et l'entreprise.


Et là, le paradoxe qui va naître ne va plus vraiment concerner la lutte des classes, qui reste malgré tout en toile de fond, et majeur dans le film, mais surtout la relation entre Franck et son père. Ce dernier, ouvrier depuis 30 ans, souhaite que son fils réussisse pour avoir une meilleure vie, alors que celui-ci se rend compte de la cruauté du patronat, en particulier quand il décide de licencier son père. Du coup, Franck lui reproche de ne pas faire grève ou de contester, alors que lui, reproche à son fils d'être égoïste, de ne pas prendre en compte les sacrifices qu'ont fait ses parents pour qu'il réussisse, et qu'il doit être exemplaire aux yeux du patron pour gagner une place au sein de l'entreprise et bien gagner sa vie.


Et la manière dont Laurent Cantet met en scène cette dualité se joue beaucoup dans les regards et les silences entre les deux personnages, jusqu'à cette fin déchirante, où sous la colère contestataire du fils, jeune naïf qui prend conscience de la réalité, Franck hurle sur son père et son manque cruel de révolte, préférant continuer à travailler et ne pas entendre les revendications, car il a toujours fait comme ça et ne souhaite pas discuter. En plus de la lutte des classes, se dressent deux choses intéressantes : la nuance sur les désaccords entre syndicats et ouvriers, vieux comme jeunes, qui pour la plupart ne souhaitent pas faire grève par peur de se faire licencier et de ne pas survivre à ça, mais surtout, la rupture intime et familiale entre un père et son fils. Dans cette scène de fin, le regard du père, le cadre, le jeu, est absolument bouleversant de justesse, dans ce silence face à la colère. Et c'est pourtant filmé sans aucune prétention. Juste un regard de choc, face à celui du désespoir.. C'est absolument brillant.


Ressources Humaines n'use pas de complexité dans sa mise en scène, mais le fait de filmer avec un rythme classique mais réaliste (pas beaucoup de plans, très peu de montage) et surtout avec des comédiens pros et non pros, donne une justesse folle aux liens qui unissent les personnages, dans leurs maladresses et les non dits. Et les fortes contradictions entre eux relèvent d'une ambiguïté et d'une forte complexité face au système dans lequel ils vivent, et surtout le rapport avec la famille là-dedans, qui se retrouve face à un conflit générationnel et une vision différente du monde du travail. Rarement un film pour moi n'a été aussi fin sur cette corde, entre politique et famille, entre conditions de travail et lien père-fils.

Guimzee
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le 22 juil. 2023

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