Sur les causses de la Lozère, sur un point névralgique de Brest, chez une rebouteuse ou dans le salon saturé de musique d’un vieillard, Rester Vertical est une singulière invitation au voyage.
On pourra deviser sans fin sur ses cahots, sur l’inconfort de ses routes, sur la pertinence des voies de traverse, et sur l’effroi suscité par certaines de ses étapes : la sincérité du guide est totale.
Il n’est pas du tout évident de disséminer sur ce parcours des bornes de sens qui pourraient en dévoiler la structure : Rester Vertical est un univers sensitif, sentimental et parfois absurde, qui exige de nous qu’on baisse la garde de notre regard habituel.
A la manière du Dumont première période, Guiraudie joue sur l’interaction entre de splendides décors et la trajectoire un peu ridicule des hommes qui l’arpentent. Léo, arrivé sur les Causses dans l’espoir de voir un loup, est affecté du syndrome de la page blanche alors qu’il ne cesse d’obtenir des avances de son producteur. Son arrivée a tout d’une fuite en avant, et il en sera ainsi du récit à venir. Léo vit par ses sens, desquels découle son expérience : le voilà père, berger, SDF, obsédé, toujours en mouvement.
La place des personnages autour de lui, est à géométrie variable, assez proche de celle d’un rêve dans lequel les identités fluctuent pour épouser les élans des désirs. Le réalisateur de L’Inconnu du lac retrouve cette prééminence du masculin, déclinant tous les âges, du nourrisson au moribond, en passant par l’adolescent, le jeune adulte et le cinquantenaire. Yoann, l’éphèbe fantasmatique, passe par toutes les mains, aussi fascinant physiquement qu’il est mutique, en Australie qu’à domicile. L’histoire d’amour qui se dessine au départ avec la bergère suit la même logique déceptive : trop rapide, étonnante dans son abandon indifférent du bébé, elle sort littéralement du chemin, tout comme la soigneuse étrange incarnée par Laure Calamy, qui aide autant qu’elle traque, fait retrouver l’inspiration à Léo avant de l’aider à abandonner de plus belle.
L’ébauche de sens dans cet univers foisonnant consisterait donc à définir l’absence de contours d’une trajectoire hors-piste.
On se contenterait alors de cette atmosphère taiseuse, où le vent parle davantage que les personnages, où les âges de l’homme sont niés par la brillance de leurs yeux, où la nuit sur la lande laisse surgir des saillies primales de violence.
Car, et c’est là le plus déconcertant, tout a sa place dans ce voyage étrangement initiatique : la frontalité de la vie (Un plan qui cite L’origine du monde de Courbet, avant d’enchainer sur la mise en image concrète de ce titre par un accouchement en gros plan), la violence inhérente à l’homme (le fusil, la meute des SDF), la fragilité du nouveau-né et de l’homme qui meurt, et contre lesquels on s’allonge tous deux.
A ce titre, la fameuse « scène choc » du film est vraiment intéressante, parce qu’elle synthétise l’absence de pose de Guiraudie. Il ne s’agit pas de jouer la carte de la provocation gratuite, mais d’imaginer des voies détournées à la relation entre frères humains, au-delà de la parole et de la morale établie. A la manière de Kafka avec ses propres textes, il y a fort à parier que Guiraudie doit beaucoup rire de ses propres films, et de la réaction qu’ils peuvent susciter, et sans malveillance : il connait ceux à qui il s’adresse, mais décide de leur parler sans détours.
L’humour de certaines séquences (le titre du journal, par exemple « Il sodomise le vieil homme avant de l’euthanasier sous les yeux de son bébé », l’irruption des gendarmes…) montre une lucidité assez tendre face à ce que sa conception de l’humanisme poétique peut engendrer comme réactions.
Rester vertical : comme le bâton du randonneur poète qu’est Guiraudie, qui pratique l’art paysagiste comme peu de ses congénères, comme l’érection qui affirme qu’on est encore vivant, comme cette intense séquence finale, qui a elle seule sublime tout l’édifice.
Rester vertical, comme la silhouette d’un homme qui n’arrête jamais le voyage pour s’allonger, parce que le repos est une abdication.
(7.5/10)