« De santé fragile, ma grand-mère paternelle mourra une dizaine d’années après son mari, d’épuisement sans doute. Elle avait alors soixante-deux ans et faisait le ménage dans des bureaux pour gagner sa vie. Elle ne savait ni lire ni écrire et demandait qu’on lui lise ou qu’on écrive pour elle les lettres administratives en s’excusant presque de son incapacité. « Je suis illettrée » répétait-elle alors sur un ton qui n’exprimait ni colère ni révolte, seulement cette soumission à la réalité telle qu’elle est, cette résignation qui caractérisait chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, et qui peut-être lui permettait de supporter sa condition comme on accepte un destin inéluctable. »
Le nouveau film de Jean-Gabriel Périot laisse une fois de plus entrevoir sa maîtrise des images d’archives : exclusivement issues de la culture française, une multitude d’extraits de films se mélangent à la télévision de l’époque pour accompagner la voix off avec une fluidité remarquable. Le texte se retrouve prolongé, explicité ou approfondi, tandis que les témoignages d’autrefois permettent d’étendre un vécu individuel à toute la classe ouvrière. Les extraits de films ne prennent heureusement jamais le pas sur le reste, le réalisateur les utilise mais n’y rend aucun hommage en tant qu'œuvre. Ainsi, Chris Marker et Jean Rouche n’invinsibilisent pas les femmes tondues à la libération, dont le choc de voir ces images en mouvement renoue avec le rôle initial de l’archive, à savoir garder une trace du passé.
« Tout ce qu’avait été mon père, c’est-à-dire tout ce que j’avais à lui reprocher, tout ce pourquoi je l’avais détesté, avait été façonné par la violence du monde social. La vie de mon père, sa personnalité, sa subjectivité, furent déterminés par une double inscription, dans un lieu et dans un temps, dont la dureté et les contraintes se démultiplièrent en se combinant. »
« Ma mère ne s’embaucha dans une usine que lorsque mon père traversa une longue période de chômage en 1970. Il eut beau ressasser que ce n’était pas le rôle d’une femme d’aller travailler en usine, et se sentit atteint dans son honneur masculin de n’être pas en mesure de subvenir seul aux besoins de son foyer, il lui fallut se résigner et accepter que ma mère devienne ouvrière, avec tout ce que ce mot charriait de connotations péjoratives : des femmes délurées, qui parlent cru, et peut-être même couchent à droite à gauche, bref, des traînées. »
Mais Retour à Reims [fragments] est avant tout porté par un texte sublime lu sans aucun pathos, qui affiche néanmoins un constat amer : la classe ouvrière a été abandonnée dès lors qu’elle ne représentait plus un intérêt électoral, et la violence sociale ne s’immisce pas seulement dans le monde du travail mais aussi dans le privé. Sans en prononcer le nom, la narratrice adopte un discours intersectionnel car elle ancre son message féministe dans une analyse sociologique : les femmes ouvrières subissent un double conditionnement et sont victimes des préjugés au sein même de leur classe sociale. En plus d’être un argument marketing, la présence vocale d'Adèle Haenel prend ici tout son sens, et résonne particulièrement avec la dernière partie du film qui unit par le montage les colères populaires de ces cinq dernières années. Le procédé est certes attendu, mais il a le mérite de revitaliser le spectateur et de l’appeler à reconstruire la gauche en tenant compte des erreurs du passé et en embrassant les mouvements sociaux actuels ; et si l’élection à venir semble perdue d’avance, il est plus qu’urgent de préparer 2027.
Site d'origine : Ciné-vrai