Retour à Séoul n’est pas un film facile d’accès.


Il aurait été facile, sur une thématique assez semblable, de faire quelque chose de consensuel. Mais il est clair que, pour Davy Chou, la forme d’un film doit en épouser le fond – et il conçoit ce fond, ce retour au pays, non pas comme un acte unique, facilement découpable et transposable selon les logiques narratives traditionnelles du cinéma, ces machines qui transforment les vies en récits pop-corn-compatibles – mais comme un processus incertain, souvent contradictoire, qui s’étire dans le temps, fait de faux départs, de recommencements, et d’interrogations irrésolubles.


C’est la grande qualité du film – et ce qui fait, paradoxalement, tout son côté frustrant, ennuyeux, parfois rageant, notamment dans ce « Retour » qui en est en fait quatre ou cinq, étalés sur une période de dix ans. La précision de la mise en scène est admirable, et les intentions de réalisation parfaitement exécutées : mais ces intentions sont là précisément pour nous frustrer. Une des seules choses que l’on apprendra vraiment sur l’héroïne du film, Freddie, c’est qu’elle refuse toute nomenclature : elle ne veut pas être la femme ou la petite amie de quelqu’un ; elle ne veut pas être une amie à qui on fête un anniversaire ; elle ne veut pas être la fille de son père biologique ; elle ne veut pas être Coréenne. Elle ne veut pas, en fait, être l’héroïne – d’aucune sorte de récit, mais en particulier d’un récit de retour au pays. Le propos du film démonte et dénonce son propre pitch, les conventions qu’on s’attendrait à le voir convoquer : il se moque de tous ces gens, audience comprise, qui pensent pouvoir connaître Freddie. Après tout, qu’est-ce que serait la connaître, sinon la catégoriser : et, pour être prétentieux et citer Bourdieu, catégoriser vient de kategorein, le verbe grec pour accuser en place publique (agora) – dénoncer, limiter, circonscrire. L’antithèse de ce que veut la jeunesse de 2023, transnationale ou non (encore que le film ne soit pas uniquement limité à l’expérience sud-Coréenne – le réalisateur est franco-cambodgien, et, pour citer un mot de Bong Joon-ho, à l’heure du capitalisme, tout le monde vit dans le même pays).


Il faut bien noter, au demeurant, que cette définition constante par le négatif a un côté corrosif, gênant, déplaisant, et le film, à son crédit, le réalise parfaitement. Freddie n’est pas très sympathique, et le film n’a pas peur de montrer comment son arbitraire la pousse dans des zones étrangement obscures. Le fait qu’elle finisse par faire carrière dans le commerce des armes est une des décisions d’écriture cinématographique qui, de récente mémoire, m’ont le plus interloqué – pas forcément d’une mauvaise manière, mais force est de constater que l’on tique un peu. Et pourtant, même dans ce job, on ne peut s’empêcher de lui coller des étiquettes, de l’interpréter contre son gré : son petit copain pense qu’elle a fait ça pour symboliquement revenir en Corée du Sud en tant que guerrière les aidant à vaincre leurs voisins du Nord (la scène où il expose sa théorie, bourré, devant le père biologique qui n’y pige rien, est un grand moment de comédie, au demeurant). Et ses patrons l’appellent « James Bond girl ». Un autre rôle à remplir – un rôle de cinéma, cette fois. Dans la toute dernière scène, elle semble trouver une certaine paix, en refusant de fuir même devant les frustrations de sa vie, mais il est intéressant de noter que, lorsqu’elle affirme son identité en rejouant les compositions musicales de son père au piano, elle est seule. A l’abri des regards, dans la neige, loin de tout, il est peut-être possible de se construire une vraie identité, une singularité authentique, mais combien de temps durera-t-elle dans le monde du dehors ?


Ce n’est pas par hasard que la façon dont Chou représente ce monde à travers sa mise en scène semble constamment fluctuante. Qu’est-ce que la Corée, en tant que visuel de cinéma, que paradigme de représentation ? Comment la définit-on à l’écran, qu’est-ce qui fait que le spectateur français va identifier tel film, telle scène, comme typiquement « coréenne », ou bien « asiatique » ? Les sauts d’un « retour » à l’autre ne servent pas simplement la progression du récit, mais font sauter la réalisation d’une piste à l’autre. On passe de Hong Sang-soo à Wong Kar-wai ; de moments presque naturalistes à des raves pleines de néons refniens (voir à ce titre le cyberpunk, et toute sa fascination tant pour ces éclairages que pour la culture asiatique). Constamment fracturé – et quand bien même il serait possible de reconstituer un tout, soit par l’intention du film, soit à travers la vision du spectateur, cette cohérence, cette cohésion, ne peut être que précaire. Comme une adresse mail, notée sur un bout de papier, qui se révèle finalement comme une impasse.


A certains moments, on serait presque tentés de qualifier le film tout entier d’impasse. Mais si c’en est une, elle vaut tout de même la peine d’être arpentée. Si on ne peut pas résoudre une aporie, autant y trouver de la beauté – l’expérience, empathique, d’une frustration profonde et indéterminée, mérite d’être partagée, quand bien même on ne parviendrait pas à en tirer un sens concret.

EustaciusBingley
8

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le 26 janv. 2023

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