It's Saw Déjà-Vu
Malgré un retour aux sources plus maîtrisé et quelques pièges particulièrement inventifs, le film finit par souffrir d'une impression de déjà-vu. Les décors sanglants et les dilemmes moraux perdent...
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le 24 sept. 2024
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Un jour, peut-être, lorsque la poussière sera retombée et que le temps sera venu de faire le bilan du cinéma d’horreur du vingt-et-unième siècle, l’on pourra enfin admettre que Saw, et ses suites, sont de bons films.
[La critique décrit le film de façon assez détaillée, y compris le dernier plan, mais il y a des balises spoiler autour de ce qui tourne au "twist" de cette entrée. Procédez en votre âme et conscience, tout ça tout ça.]
Il y a, évidemment, des astérisques à mettre à cette déclaration. Pas « toutes » les suites, déjà, parce que The Final Chapter reste une des expériences cinématographiques les plus-douloureuses-et-pas-dans-le-bon-sens que j’ai endurées. Et il y a des problèmes récurrents, plus complexes, sur la représentation de la souffrance à l’écran, des victimes – notamment féminines – dans la série, qui pourraient nourrir d’ardents débats. Ceci évacué, il reste la vérité évidente qu’une grande partie des objections faites à Saw sont une défense assez creuse d’un « bon goût » cinématographique que je trouve passablement déplaisant. Le montage hystérique, les emprunts évidents à la grammaire de la télévision voire du soap opéra, et évidemment, la violence – tous des outils que l’on peut trouver subjectivement déplaisants, mais qui, en soit, ne sont pas un enjeu qualitatif. Si l’on passe outre toutes ces défenses culturelles, on se retrouve tout de même devant un ensemble de films, qui, in toto, sont d’une inventivité remarquable, qui ne ressemblent à rien d’autre, et qui ont continué, film après film, d’explorer l’héritage de l’Amérique post-onze-septembre : les idées de surveillance, de culpabilité, de justice, de violence et de torture, de victimes et de bourreaux – et la façon dont tout ça se propage et se confond en un joyeux bordel où tout le monde est compromis et s’entre-tue avec ferveur et zèle. Parce que oui, la raison de la longévité de l’histoire de Kramer & compagnie, la plus sanguinaire des firmes de développement personnel (une blague que je pique à ce dernier film, au demeurant), c’est aussi qu’elle est amusante à regarder : pas juste parce que le public aime la violence, mais parce que les réalisateurs ont trouvé film après film des formes et des systèmes de représentation de la violence qui, non seulement veulent dire quelque chose, mais captent l’attention de l’auditoire. Le monde de Saw est caricatural, ses traits si gros que même un Frank Miller période Sin City serait tenté de crier calmos, mais il est vivant, dynamique, et l’on peut trouver des choses excessivement intéressantes si l’on s’abaisse à fouiller les poubelles qui parsèment ses rues.
On va cependant s’autoriser à ne pas refaire toute l’histoire de la franchise et à ne pas donner une explication détaillée de son importance, notamment politique (et il y aurait des choses à dire sur le qualificatif de « torture porn » au moment où les US se lançaient dans la « guerre contre la terreur) – il y a de quoi faire un mémoire sur le sujet (je le sais, j’en ai écrit un !). Et donc, se concentrer sur ce dernier film en date, Saw X, qui montre qu’une franchise peut encore avoir de nouveaux et fascinants terrains à défricher pour son dixième épisode.
Ce qui n’était pas une garantie : la reprise a été difficile après le désastreux The Final Chapter en 2010. Les producteurs, voyant leurs revenus décliner devant l’essor de nouveaux genres horrifiques, en particulier le found footage, avaient viré le réalisateur prévu pour le projet, demandé à leurs scénaristes de synthétiser une conclusion qui devait s’étendre sur deux films en un seul, et forcé un tournage en 3D (les tickets sont plus chers, évidemment) qui avait fait doubler le budget et complètement anéanti la photographie du film. Difficile de se remettre en selle après ça : il fallait trouver un angle, et c’est ce qu’ont hardiment refusé de faire les deux tentatives de reboot de la franchise, en 2017 et 2021, Jigsaw et Spiral. Les nouveaux scénaristes de la franchise, Josh Stolberg et Peter Goldfinger, sont des tâcherons (pas forcément dans le mauvais sens : il y a de très bons tâcherons !) endurcis d’Hollywood, qui amènent un peu plus de sophistication et de sens du développement de personnage, ce qui est le bienvenu après le DIY crado des années Melton & Dunston … mais un bon scénariste ne peut pas sauver un mauvais projet de film. Jigsaw est passable, mais ne fait que reproduire l’essence des précédents films sans les déviances stylistiques qui les rendaient intéressants. Spiral est un projet potentiellement intéressant massacré par les coupes de la censure américaine, et surtout par la participation inexplicable de Chris Rock, comique américain aussi emblématique qui strident, qui improvise la moitié de ses scènes et tue complètement le film.
La décision a donc été prise de revenir aux origines, de faire un préquel (ou plutôt un film intercalaire, qui prend place entre le premier et le deuxième épisode), et de mettre en scène avant toute chose le meurtrier au cœur de la franchise, John Kramer, d’en faire sinon le héros du film, en tout cas le personnage point de vue. Potentiellement casse-gueule (on se souvient du récent Don’t Breathe 2 qui avait tenté le même coup, avec beaucoup moins de succès), mais ambitieux – et des fois, l’ambition paye.
Encore que, évidemment, il y ait des défauts. Liste, rapide et non-exhaustive :
En revanche …
Il y a d’abord, de façon peut-être un peu facile, l’angle politique du film : dans une période post-COVID (quand bien même le film a été écrit avant la pandémie), c’est un choix assez savoureux que de mettre la fraude médicale et les marchands de remèdes miracles au cœur du récit. La « méchante » du récit, jouée par Synnove Lund (une ancienne critique de cinéma norvégienne, reconvertie dans l’interprétariat, et une révélation, elle est fantastique), est à mi-chemin entre le professeur Raoult et un méchant de Batman, ce qui est pile la bonne combinaison pour un film comme ça. Les producteurs ne s’y sont pas trompés, ayant déjà plus ou moins confirmerait qu’elle réapparaîtra dans un éventuel onzième volet.
Plus généralement, la plus grande qualité du film reste la façon dont il joue avec l’empathie du spectateur. C’est ce qui lui donne aussi une vraie justification en tant que préquel : il n’y a pas de grande révélation scénaristique qui viendrait rebattre les cartes, mais il donne aux tueurs emblématiques de la franchise un espace pour être humains, vulnérables, et même étonnamment sympathiques. C’est un film point-de-vue, qui place le spectateur dans la tête du serial killer, et le scénario tient cette idée admirablement tout du long. Toute la première partie du film est bâtie sur ce principe : Greutert connaît assez bien les codes de la série pour les subvertir. La violence mécanique et médicale qui caractérise Saw est présente, mais c’est uniquement le tueur qui en est victime, allant d’examen en opération chirurgicale : le pouvoir et la violence qu’il utilise sont, en somme, un reflet de systèmes qui l’affectent lui-même (une idée qui avait déjà été effleurée dans l’assez médiocre Saw IV, où la première scène montrait l’autopsie de John, le dépeceur dépecé en somme). Il y a bien une scène de meurtre, mais elle se révèle, dans un jeu encore une fois assez bien pensé avec les codes de la série, n’être qu’un fantasme du personnage.
A aucun moment le film ne s’arrête pour dire au spectateur que Kramer est une mauvaise personne : bien que ce soit indéniable, le scénario se permet de pousser l’identification avec lui jusqu’aux limites du bon goût, ce qui est particulièrement évident dans sa fin, optimiste jusqu’à la nausée. John s’en va dans le soleil levant, justicier ayant tout gagné, sauveur blanc qui a filé plein de frics aux petits enfants nécessiteux. La tragédie – entièrement sous-entendue, et d’autant plus puissante – est qu’il n’a en fait rien compris, qu’il s’enfonce d’autant plus dans une folie qui va finir (dans les autres films) par le tuer, ainsi que sa famille et ses proches. De façon assez amusante, le film finit par presque se rapprocher d’un autre film de James Wan, le créateur de la franchise, Death Sentence, une histoire tragique de vigilante : sauf que la tragédie, ici, prend les apparences de la victoire. Tout est toujours ludique dans Saw, après tout, c’est le principe.
Et pourtant, malgré cette prise de position apparente, le film montre toujours, en sous-marin, les incohérences de la position idéologique de John. Lorsqu’il a de l’espoir, qu’il pense que son cancer est guéri, il pense à abandonner sa carrière de meurtrier, jette ses croquis : ce qui montre bien que, loin de l’espèce d’humanisme qu’il prêche, il utilise bien ses meurtres comme un exutoire, une façon désespérée de regagner un certain contrôle. De même, les arnaqueurs qu’il poursuit se révèlent finalement plus sympathiques que l’on pourrait initialement le croire : rien qui rende leurs actions justifiables, mais le scénario est conscient d’une certaine complexité humaine que John rejette au profit d’un moralisme simple, noir et blanc (Amanda, elle, relève bien plus ces difficultés, et Shawnee Smith fait de l’excellent travail pour montrer les doutes naissants de son personnage).
Et il y a, évidemment, le fait que le marathon de « jeux » de Kramer ne soit en fait qu’un leurre : son seul et unique objectif, c’est d’infliger à Cecilia ce qu’il a lui-même subi, une trahison, une perte de contrôle. Elle est en danger de mort, mais il lui laisse volontairement une échappatoire, qu’elle saisit … et finit battue, humiliée, seule, son argent volé, mais toujours en vie. Comme John au début du film. Les autres victimes, malgré tous les grands monologues de John, n’étaient en fait que des dommages collatéraux pour produire cet effet final.
Il y aussi un narcissisme délicatement sous-entendu notamment par les scènes de meurtre. Les « jeux » de John ont presque tous un thème en commun cette fois-ci, et visent à imiter l’expérience d’une personne atteinte d’une tumeur au cerveau. Ponction lombaire, excision d'une tumeur, opération à crâne ouvert et radiothérapie sont reconverties en exécutions dramatiques – et, ce faisant, Kramer peint un autoportrait avec des cadavres humains, quand bien même il continue à arguer qu’il fait tout ça au nom de la rédemption et de la spiritualité. Lui et Cecilia, le médecin au cœur de l’arnaque, ne sont pas si différents, au fond : tous les deux de faux guérisseurs, qui crient à l’injustice (le délire constant de Cecilia sur sa persécution par les grandes firmes médicales américaines est assez drôle), mais ne font au final qu'exploiter les corps humains pour leur propre bénéfice, spirituel ou financier. Des corps qui sont d’ailleurs des corps de couleur : Cecilia comme John exploitent la population mexicaine (il est assez savoureux de noter que Lund comme Bell sont tous deux des acteurs grands et blonds – Lund est même scandinave, c’est le triplé gagnant). Voire à ce titre l’excellente scène où Cecilia mutile le cadavre d’une de ses collaboratrices pour gagner un petit avantage dans le jeu.
Le dernier « piège » du film cristallise assez bien ces thèmes, surtout dans la façon dont il invoque l’imagerie des guerres états-uniennes sous Bush : avec cette réinterprétation du water-boarding, une des tortures emblématiques pratiquées contre les prisonniers de guerre en Afghanistan et Irak, le film semble dire que la violence – froide, mécanique, institutionnalisée – est au final un jeu de pouvoir entre les puissants. Les deux blonds, la médecin et l’architecte. Et les populations les plus vulnérables au milieu, en dommage collatéral.
On ne peut, évidemment, pas dire au bout du compte que Saw X est un grand film. La série Saw n’est, dans son ADN, tout simplement pas conçue pour produire des grands films. C’est, depuis le tout premier volet, un bric-à-brac bis qui accumule des tonnes de débris esthétiques, politiques et sociétaux et recrache ce fourbi en collages punk et passablement incohérents. Le dernier point est important : rien ne cohére entièrement. Jamais. Mais dans cet espace négatif, incohérent, il se passe plein de choses intéressantes – et les meilleurs films de la série, comme celui-ci, savent orienter cette surcharge de signification, savent contrôler un peu le chaos ambiant. Et nous montrer que, décidément, on peut toujours avoir des choses à dire au bout d’une vingtaine d’années.
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PS: Si vous avez lu jusqu'au bout mais restez sceptique quand aux qualités de la franchise, je ne peux que vous conseiller la lecture des excellents "Torture Porn in the Wake of 9/11" de Aaron Kerner, et des chapitres consacrés à la franchise dans "Horror after 9/11: World of Fear, Cinema of Terror", par Aviva Briefel et Sam J. Miller. Ou, sur ce film spécifiquement, de la très bonne critique du fort talentueux Siddhant Adlakha.
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le 29 oct. 2023
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